Le fonctionnalisme selon Daniel Dennett ou : Dennett a-t-il perdu l’esprit ?
Quel statut l’explication fonctionnaliste de la conscience accorde-t-elle à l’esprit ? Les concepts mentaux, tels qu’ils sont manipulés par les théoriciens matérialistes, désignent-ils bien leur objet ou ont-ils un rôle analogique ? Autrement dit : le fonctionnement de la conscience explique-t-il la conscience elle-même ou bien se situe-t-il en amont de celle-ci comme ce qui la rend possible ou la cause ? La réponse à ces interrogations doit permettre de mieux concevoir comment certains défenseurs du monisme matérialiste cherchent à résoudre le problème corps-esprit. En effet, si les concepts mentaux auxquels il est fait référence dans leurs théories ne correspondent pas à ce dont je fais moi-même l’expérience, alors les physicalistes dissimulent sous leurs explications ce qu’est réellement le mental par opposition au physique. Ceci soulignerait son irréductibilité. Si, par contre, les concepts qu’ils envisagent désignent bien ce qui est présent dans l’activité mentale ou intentionnelle, alors cette entreprise réussira à dissoudre le problème corps-esprit par l’assimilation de l’esprit au fonctionnement du corps.
Au premier abord, si l’on parle de computation neuronale pour rendre compte de la pensée, il semble bien que lorsque je pense, je ne sens pas ma computation neuronale, et que je ne suis pas forcément conscient de cette activité computationnelle. Mais ceci n’est peut-être qu’un problème de vocabulaire. Mon ignorance des théories scientifiques ou la traduction en langage ordinaire de ce qui se passe dans ma conscience est susceptible de m’empêcher de concevoir mes pensées comme (le produit d’une) computation neuronale. Néanmoins la différence entre mon rapport immédiat à ma conscience et les théories de l’esprit témoigne peut-être d’une distance entre le contenu de l’explication scientifique et ce qu’est effectivement la vie psychique. Est-il donc seulement possible de concevoir l’esprit par le biais des notions de mouvement, de quantité, de parties, c’est-à-dire par les notions grâce auxquelles nous concevons les choses matérielles ? La réussite du programme fonctionnaliste serait la preuve que le corps et l’esprit ne sont pas deux choses incompatibles ni deux sortes de propriétés distinctes d’une même chose, et qu’ils peuvent être conçus et décrits de façon univoque.
La pensée de Daniel Dennett, que l’on aurait trop vite fait de présenter comme le porte-parole contemporain d’un éliminativisme matérialiste, traduit le souci d’assurer au fonctionnalisme sa pertinence en ce qui concerne la résolution de ce problème. La théorie qu’il met en place s’efforce de maintenir la particularité des états mentaux, qui participent en tant que tels à l’activité consciente et n’ont plus alors un rôle uniquement surérogatoire ou d’accompagnement (de décoration) du processus cérébral. Certes, la conscience émerge de l’organisation du cerveau, mais elle n’est pas qu’un épiphénomène de l’activité cérébrale.
L’objectif de cette présentation est d’abord de montrer comment l’explication qu’il propose, qui refuse tout compromis avec un dualisme des substances ou des propriétés, permet de rendre compte de l’esprit sans l’éliminer (§ 2). Mais, en se demandant si cette théorie, pour élégante qu’elle soit, ne laisse pas de côté ce qui fait au premier abord la particularité de l’esprit tel que chacun de nous en a l’expérience (§ 3-4), il faudra se demander dans quelle mesure la connaissance de l’esprit telle qu’elle peut nous être scientifiquement présentée n’est pas simplement métaphorique et non littérale (§ 5).