Adam Smith, épistémologue de l’esprit humain
Les Essays on Philosophical Subjects d’Adam Smith (1723-1790) apparaissent de prime abord comme une collection disparate de développements portant sur l’histoire des sciences (History of Astronomy, History of the Ancient Physics, The History of the Ancient Logics and Metaphysics), l’analyse du concept d’imitation en art (Of the Affinity between Music, Dancing and Poetry), ou une analyse du rôle de chacun des cinq sens (Of the External Senses) sur le rapport qu’entretient l’individu au monde qui l’entoure, en tant qu’ils sont la première source de connaissance de ce monde. Rassemblés par ses amis après sa mort, il ne s’agirait rien de plus que des écrits non aboutis, des brouillons laissés aux bons soins de ses exécuteurs testamentaires, voire des pensées mineures. Pourtant, la lecture de ces textes montre non seulement qu’ils complètent l’œuvre publiée par Smith, mais qu’ils sont bien plus reliés les uns aux autres qu’il n’y paraît. Une première indication nous est fournie par la courte préface de ses éditeurs : avant sa mort, Smith avait détruit les écrits qu’ils jugeait indignes d’être laissés à la postérité ; ensuite, ces essais faisaient en fait partie d’un projet, peut-être jugé ambitieux par l’auteur, visant à réunir, sous la forme d’une enquête philosophique, « a connected history of the liberal sciences and elegant arts » (p.32).
Loin d’être anecdotique, l’entreprise de Smith, contemporain et disciple de David Hume, entre en résonance avec l’œuvre de Kant (1724-1804), dont une fameuse citation de ses Prolégomènes indique que « ce fut l’avertissement de David Hume qui interrompit d’abord, voilà bien des années, mon sommeil dogmatique, et qui donna à mes recherches en philosophie spéculative une toute autre direction ». Un autre indice concordant tient à l’ordre dans lequel les différents essais ont été arrangés : tout d’abord, trois textes « historiques » (History of Astronomy, of the Ancient Physics, of the Ancient Logics and Metaphysics), un essai pivotal (Of the External Senses), puis deux textes construits autour du concept d’imitation dans différentes formes d’art dont les titres comptent tous deux le terme « Affinity » (Of the Affinity between Music, Dancing and Poetry, Affinity between Certain English and Italian Verses). La structure éditoriale est symétrique : d’une part on retrouve une mise en miroir de deux notions, « history » et « affinity », d’autre part on remarque également la centralité du texte dédié aux sens externes. Smith a été influencé par les travaux de Hume, qu’il connaissait personnellement, ce qui justifie l’étiquette d’empiriste qui lui a été souvent attribuée. Or, Hume avait pour ambition d’être reconnu d’abord comme historien, ce qui était d’ailleurs le cas en Grande-Bretagne. On ne peut s’empêcher de comparer les écrits (dont certains sont lacunaires) de Smith à l’édifice philosophique des trois Critiques de Kant du point de vue de la structure et de leur ambition. En effet, il est possible de voir chez Smith la volonté de répondre à sa manière à la question « Que puis-je connaître ? » selon une orientation philosophique différente, qui reprend à son compte l’empirisme humien, ainsi que la volonté de définir comment se forme le jugement esthétique à partir de la sensation . En revanche, si Kant place son analyse critique au niveau transcendantal, Smith se distingue par une analyse sociale de la notion de progrès scientifique dans les essais « historiques » tout autant qu’il associe le jugement de goût à un habitus lié à des normes esthétiques partagées par ceux qui dictent à l’ensemble du corps social ce que signifie le bon goût. Avant d’analyser plus avant les Essays on Philosophical Subjects réunis dans le recueil posthume de 1795, il est important de définir deux termes qui figurent dans les titres même des essais de Smith.