L’existence et l’esprit selon Alain
Merci à vous, pour cet honneur que vous me faites, et pour cette occasion que vous m’offrez, en m’invitant à célébrer devant vous, avec vous, le maître aimé et admiré — l’un des rares en France, que ce siècle nous ait donné — dont le souvenir nous rassemble et nous éclaire.
Célébrer : le mot sans doute ne lui aurait pas déplu, lui qui savait avec Auguste Comte que le culte des morts est essentiel à toute culture, et que la célébration de ce culte est ce qu’il y a en nous de plus vivant peut-être, et de meilleur. Mais il n’est qu’une façon véritablement philosophique de célébrer un philosophe : c’est d’essayer de le comprendre, et c’est à quoi bien sûr je voudrais m’employer. J’ai proposé, non sans naïveté, de traiter de l’existence et de l’esprit selon Alain, à quoi votre président, non sans quelque imprudence peut-être, a bien voulu m’encourager. En quoi y avait-il naïveté ou imprudence ? En ceci que l’esprit et l’existence sont deux contraires, si l’on veut (puisque l’existence n’a point d’esprit, puisque« l’esprit n’est point » : puisque Dieu, autrement dit, « ne peut être dit exister » , qui serait leur réconciliation), et que ces deux contraires épuisent à leur façon le tout du réel, peut-être même davantage (puisqu’il n’est pas sûr, nous y reviendrons, que l’esprit fasse partie du réel), disons le tout de ce que nous pouvons penser, et le tout pour cela de la philosophie d’Alain, et de quiconque. Traiter de l’existence et de l’esprit selon Alain, c’est donc traiter de la philosophie d’Alain dans son entier, et il y avait quelque naïveté, en effet, à prétendre le faire en une simple conférence, et quelque imprudence, je le crains, à m’y autoriser. Je me rassure toutefois en me disant que l’auteur des merveilleux Abrégés pour les aveugles savait qu’on peut résumer parfois sans trahir, et que lui qui sut traiter d’Aristote, de Platon, d’Epicure ou de Kant en quelques pages (deux pour Aristote, trois pour Platon ou Kant, une demie pour Epicure…) ne m’aurait pas reproché sans doute d’entreprendre ce survol, entre l’esprit et le monde, de sa pensée. Puis on ne peut comprendre un philosophe qu’à la condition, non certes de tout comprendre en lui, ce qu’on ne peut, mais de le comprendre tout, c’est-à-dire, le mot parle assez juste, de le comprendre. Au reste, il n’est plus temps de changer. Me voilà contraint de changer ma naïveté en audace, et ce mouvement, qui est la philosophie même peut-être, nous mènera où il pourra : l’important n’est pas d’arriver, puisque où nous allons nous sommes déjà (déjà dans l’esprit ! déjà dans le monde !), l’important n’est pas d’arriver, mais d’avancer, au moins un peu, ce qui est vivre, et ce qui est penser.
Note de l’éditeur: Le lecteur trouvera ici le PDF d’une conférence donnée par André Comte-Sponville, en accès libre sur le site de l’Institut Alain : http://alain.institut.free.fr/Etudes/indexetudes.htm