Le toucher – Lecture croisée de Levinas et Merleau-Ponty
En 1972, Emmanuel Levinas ouvre l’article qu’il consacre à Paul Celan par une citation justement célèbre : « Je ne vois pas de différence entre une poignée de mains et un poème». Ce que voit Paul Celan dans une poignée de mains mériterait assurément de longs commentaires, ce qu’entend Emmanuel Levinas dans ce poème élémentaire est et n’est pas plus simple. D’une certaine manière, la poignée de mains ne dit rien mais elle dit : simple signe lancé à l’autre, elle se résume dans un dire sans dit. Ramenée à l’essentiel la parole n’est peut-être que contact, et il n’y aurait pas de différence entre tendre une main et dire. « Quel que soit le message transmis par le discours, le parler est contact ». Mais ce n’est pas seulement d’une main qu’il est question, c’est d’une poignée de mains, et pas seulement d’une parole, mais d’un poème. Aussi est-ce à la richesse de cette parole « élémentaire » qu’il faut prêter attention : comme le poème, le contact des mains est susceptible de multiples interprétations. Commençons par deux : Merleau-Ponty, Levinas, variations autour d’un thème proposé par Paul Celan, occasion surtout de croiser la lecture de deux ouvrages majeurs et strictement contemporains : Le visible et l’invisible et Totalité et infini. Commençons par deux citations, la première tirée du Visible et l’invisible, et la seconde non pas de Totalité et infini, mais d’un article de 1984 où il est question directement de Merleau-Ponty :
« Si ma main gauche peut toucher ma main droite pendant qu’elle palpe les tangibles, la toucher en train de toucher, retourner sur elle sa palpation, pourquoi, touchant la main d’un autre, ne toucherais-je pas en elle le même pouvoir d’épouser les choses que j’ai touché dans la mienne ? » (VI 185)
« La poignée de mains, est-elle une « prise de connaissance » et comme une coïncidence de deux pensées dans le savoir mutuel de l’une par l’autre ? N’est-elle pas dans la différence – proximité du prochain ? » (HS 167)
De ces deux pages peut naître une question : comment deux mains peuvent-elles s’approcher, se prendre, se comprendre, se serrer, s’aimer peut-être ? Question qui naît de ces deux pages, mais suppose en amont bien des textes et des pensées : le fait que l’homme ait deux mains, le fait aussi que dans l’expérience des deux mains il puisse y avoir une autre main, bien entendu les pages de Husserl au § 36 des Ideen II sur le toucher des deux mains et rendues célèbres par le commentaire qu’en a donné Merleau-Ponty, sans oublier les pages que Jean-Paul Sartre consacre à la caresse dans L’être et le néant.