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Lecture : Qu’est-ce qu’une image ?

Jacques Morizot, Qu’est-ce qu’une image ?

Les théories contemporaines de l’image ; des éléments à la configuration

Vrin, « Chemins philosophiques »

image_chemins_phi.jpgDans la collection « Chemins philosophiques », dirigée par R. Pouivet, l’ouvrage de Jacques Morizot, Qu’est-ce qu’une image ? (Paris, Vrin, 2005), confirme et renforce l’excellente tenue d’ensemble de la collection, et son utilité pour les études philosophiques. En un nombre restreint de pages (128 ici précisément), cet essai offre un panorama complet des éléments d’une théorie de l’image et passe en revue les principaux débats philosophiques qui ont pour objet la production et la réception des images, sans limiter celles-ci aux seules œuvres d’art. De ce qui précède on déduira l’impossibilité de proposer un résumé de cette étude ; sa densité n’autoriserait au mieux qu’une réduction arbitraire. On trouvera donc ici une sorte de mode d’emploi de ce manuel qui, en toute clarté, offre plusieurs niveaux ou modes de lecture et d’information critique.

L’ouvrage de J. Morizot se conforme au plan qui constitue une marque de fabrique de la collection en faisant suivre une première partie généraliste qui détaille les éléments d’une théorie de l’image (pages 7 à 78) de l’explication de deux textes, Descartes d’abord pour un extrait de la Dioptrique, puis Flint Schier pour un extrait (traduit par J. Morizot) de Deeper into Pictures (pages 79 à 126).

Le parti pris adopté par l’auteur d’un refus de toute perspective chronologique se manifeste dès les premières pages. Il est en fait subordonné à la volonté d’aborder les approches théoriques de l’image à partir d’une définition initiale de l’image comme représentation. Dès lors, l’ensemble de la première partie peut être lue comme un approfondissement de cette définition, de la notion de représentation et des problèmes philosophiques qu’elle induit. La première caractéristique que J. Morizot attribue à l’image, c’est la spatialité ; et le traitement de cette caractéristique renvoie à la méthode générale utilisée. A partir du Tractatus de Wittgenstein, la spatialité est définie comme présence simultanée des parties de l’image, comme l’interdépendance de ces parties ; suit une conséquence tirée de Wollheim pour la représentation : la capacité représentationnelle d’une image dépend de l’organisation de ses parties (avec un raisonnement a contrario intéressant – si on modifie cette organisation des parties, la représentation n’est plus donnée au regard mais réclame des inférences inhabituelles pour une image – et une note, page 14, sur la lecture discursive, et donc également inhabituelle, des images conçues pour les aveugles). La reprise de cette spatialité de l’image quant à sa valeur esthétique est ensuite confiée à Lessing, qui établit l’impossibilité d’une transposition des procédés picturaux aux procédés poétiques, et conteste la formule classique de l’ut pictura poesis, puis à un paragraphe qui montre comment K. Fiedler (1887) assigne à la peinture la tâche d’épurer le voir des scories de notre rapport visuel quotidien avec le réel. Définir la spatialité, la lier à la notion de représentation iconique, opposer la peinture aux autres arts et en même temps à la perception du réel ; le trajet ne quitte pas des yeux la définition : l’image est représentation.

Le chapitre que J. Morizot intitule « Image et substitut », qui vient après l’énumération problématisée des caractéristiques de l’image (spatialité, structure analogique, nature / convention), montre comment l’étude, dans son ensemble, se développe sur plusieurs plans simultanément. Le premier est celui d’une analyse « verticale » des aspects théoriques de l’image. Ainsi, ce chapitre pose d’abord la question des liens entre représentation et réalité, distingue deux sens de la représentation : la représentation atteint le réel par imitation ou par projection, elle est une « description iconique correcte » d’une réalité identifiée ou une configuration qui permet d’identifier certains traits d’une « réalité possible » (p.25) ; puis constate que ces deux approches sont inconciliables. La suite du chapitre opère un double détour anthropologique et historique qui s’appuie sur la pensée de Gombrich (c’est L’art et l’illusion qui est utilisé essentiellement) pour faire apparaître une autre définition de la représentation – désormais, représenter c’est ou bien « réaliser une copie », ou bien concevoir, fabriquer un « substitut efficace » (p.26-27). Dans le second sens, la représentation devient une image conceptuelle, et les jeux d’enfants (un bâton de bois agrémenté d’un semblant de crinière, dit Gombrich, se substitue au cheval) comme les effigies du Moyen Age (simulacres qui remplaçaient le corps du roi) renvoient à ce sens, à cette fonction. Une perspective plus spécifique de l’histoire des arts, que l’on doit encore à Gombrich, montre la succession dialectique des arts premiers (image conceptuelle), de la Renaissance (image copie), et de l’art moderne et contemporain qui accepte l’homogénéité de la ressemblance (entre l’image peinte et le réel) mais retrouve la fonction conceptuelle et projective dans les ruptures. Cette analyse générale s’accompagne paragraphes et de notes qui multiplient les points de repères théoriques (Willats, Lévi-Strauss) et les renvois aux œuvres (Rembrandt, Juan Gris, Dali). Mais un second niveau de lecture émerge, qui invite le lecteur à repérer une continuité entre les problèmes abordés, les glissements notionnels, d’un chapitre à l’autre. Dans le passage consacré à la structure analogique de l’image, J. Morizot oppose image et langage, et distingue déjà un fonctionnement conceptuel de l’image et l’élargissement des potentialités d’information que recèle en revanche l’image copie (qui excède la description que l’on peut en faire). De la même façon, on retrouvera les jeux d’enfants dans le chapitre suivant, utilisés cette fois par Walton pour décrire l’image comme le support de projection de l’imagination dans un jeu de faire semblant. Cette trame « horizontale », qui se tisse par juxtaposition et décalage, permet au lecteur de reposer les questions dans ses propres termes. Si l’image mimétique se présente comme un terme récurrent du débat, il faudra à l’opposé reconnaître à l’image une fonction conceptuelle, qu’on greffera soit sur le langage (fonction cognitive), soit sur l’usage social du médium (fonction anthropologique). La notion de symbole, on le devine bien, doit entrer en jeu, mais cela ne revient pas au même de construire le symbole comme un schème ou de l’inclure dans une activité sociale. Cette interrogation se reportera sur la partie de l’ouvrage intitulée « Faire fonctionner les images » (p.54 à 78) consacrée à une présentation critique des thèses de N. Goodman. D’une certaine façon, ces thèses permettent d’articuler les deux aspects de l’image qui se trouvaient jusque là disjoints : d’un côté l’image se prête à une analyse qui la décompose en éléments et leur attribue des fonctions syntaxiques et sémantiques (Goodman place au centre de son travail les modalités de la référence), de l’autre l’image se manipule comme un tout (la notion d’implémentation décrit les conditions de fonctionnement de l’image dans un contexte social et culturel qu’elle contribue à façonner). Ces deux niveaux de lecture de l’ouvrage de J. Morizot mettent en place une configuration théorique qui préserve la lisibilité de ses éléments (notions, distinctions, arguments).

Dans son étude, J. Morizot met en évidence les tensions théoriques qui affectent toute prise de position philosophique à propos des images. Son but est clairement de capter le caractère vivant des débats contemporains. Mais ce jeu des tensions, des impasses et des synthèses qu’il faudra remettre en question, est présenté suivant deux principes. Le premier, manifeste, réduit chacune des théories convoquées à la valeur heuristique de ses arguments. Le second consiste à proposer, une fois fixées les limites du corpus philosophique (essentiellement anglo-saxon, mais jamais exclusivement comme on l’a vu) et la méthode, à élargir au maximum le spectre des débats. L’influence cumulée de ces deux principes semble se traduire par la possibilité pour le lecteur de repérer les notions et les moments du débat qui pourraient servir d’ancrage aux textes plus anciens du corpus philosophique, ou qui appartiennent à une autre tradition philosophique. Par exemple, le chapitre « Les dualités de la représentation » illustre le premier principe, organise une confrontation concise et très claire entre les théories de Wollheim, Walton et Woltertorff à propos du terme qui doit compléter de manière duelle la notion d’image (le « voir-dans » pour le premier, l’imagination pour le second, l’intention pour le troisième). Mais la possibilité nous est offerte de généraliser les termes de la confrontation. Ainsi, on peut se demander si la critique adressée à l’approche phénoménologique de Wollheim (peut-on se passer d’un lien causal entre l’image et ce qu’elle représente ?) s’applique à toute phénoménologie de l’image. De même, à propos de Walton, la position du spectateur dans l’œuvre (il adhère à « l’ingéniosité des scénarios proposés » dit Morizot, p.49) et hors de l’œuvre (il adopte cette fois la position du critique) peut renvoyer à la fois à certaines catégories aristotéliciennes (celles de muthos et de mimesis) ou à leur ambiguïté (l’image peut-elle à la fois être le support d’un jeu pour le spectateur et receler une information véritable ?).

Le premier texte commenté, celui de Descartes, résume toutes les stratégies de J. Morizot. Dès les premières pages, il annonce son intention de s’en tenir à l’étude des images visuelles, ce qui exclut les images mentales. Le texte de Descartes tiré de la Dioptrique lui permet néanmoins, sans avoir à consacrer un chapitre à l’étude directe de ces dernières, de repérer les termes théoriques autour desquels s’articulent ces deux types d’images. La notion de représentation vient au premier plan et contribue à récuser l’idée d’un rapport de ressemblance entre sensation et réalité qu’encourage le fait même de l’image mentale. Les références aux passages de l’œuvre de Descartes qui traitent des sensations, la comparaison entre les sensations produites par le réel et celles qu’engendrent les tailles-douces (procédé de gravure par taches d’encre) ou les liens entre la perspective héritée de la Renaissance et la géométrie, élargissent la topographie de la notion de représentation. Et le débat qui est hérité de Descartes, qui confronte le caractère subjectif de l’expérience sensible et l’objectivité d’un rationalisme appliqué à l’image est guidé par des références à Merleau-Ponty et John Hyman. Le second texte choisi par l’auteur semble en revanche privilégier l’exigence d’exhaustivité en exposant les thèses de F. Schier publiées en 1986, thèses qui restent encore confidentielles, au moins dans les débats philosophiques français. Leur orientation générale se signale en outre par un retour à la notion d’imitation, même si elle exclut celle de ressemblance. L’image, en effet, est définie comme une représentation qui doit faire l’objet d’une interprétation iconique qui consiste à reconnaître ce qui est représenté. Cette interprétation serait obtenue par « générativité naturelle » en mobilisant des facultés cognitives variées, et il s’agit de montrer par quels apprentissages naît cette interprétation et comment elle s’étend à l’ensemble des images. Cette description recourt à une épistémologie « minimale », et la perspective est à la fois psychologique et anthropologique. Toutefois, ce décalage par rapport aux lignes de force qui prévalent dans le reste de l’étude, qui réduit de manière draconienne la part du formalisme et même celle du rationalisme se justifie par ses liens avec des théories du langage beaucoup plus familières, comme celle de Davidson. L’approche de la notion de représentation se renouvelle là encore, comme si les ressources des débats contemporains la concernant ne pouvaient être épuisées.

En définitive, nous suggérons au lecteur deux utilisations complémentaires de cette étude de J. Morizot. La première consiste à compléter sa connaissance des éléments qui constituent les diverses théories de l’image, en termes de définitions, de distinctions, d’argumentation et de bibliographie. La seconde vise l’articulation de ces théories dans une configuration – on pourrait presque utiliser l’image de la constellation – générale qui restitue les fractures (les problèmes et les impasses) et les jeux de miroir, ou d’échos, pas simplement entre les théories de l’image mais aussi entre ces théories et les domaines philosophiques avoisinants. La philosophie de l’image se présente, dans cette étude, à la fois comme un puzzle et comme un microcosme.