Publications par Chauve Alain

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L’expérience scientifique

Il serait difficile de contester que la seule connaissance sûre et irrécusable que nous avons des phénomènes de la nature vient des découvertes de la recherche scientifique. C’est aux sciences qu’il faut se fier si l’on veut connaître et expliquer le monde. Tout autre savoir resterait dans le domaine des croyances, des conjectures, des interprétations, des spéculations, des impressions ou des leçons que l’on tire de l’expérience, c’est-à-dire de ce qu’on a vu ou cru voir et constater.

Les sciences se présentent sous la forme de la « recherche scientifique ». Ce qui fait d’elles une « recherche scientifique » c’est le recours à l’expérience en tant que celle-ci est conduite scientifiquement, c’est-à-dire en tant qu’elle permet d’obtenir des résultats expérimentaux. Dans la mesure où une question peut relever d’une expérimentation et devenir une question expérimentale, alors on considère qu’elle devient une question scientifique. Les sciences ont pris le caractère d’une recherche où l’on ramène toute question à des données expérimentales.

Mais qu’est-ce qu’une recherche expérimentale peut établir, et qu’est-ce que l’on peut en attendre exactement ? Quelles peuvent être la portée et la valeur de résultats expérimentaux ? Poser philosophiquement ces questions oblige à se demander à quel genre de finalité obéit une science qui veut être une recherche expérimentale.

L’expérience scientifique – on l’appelle : l’expérimentation – confère à une science une certitude et une autorité indiscutables. Dès que l’on peut obtenir des résultats expérimentaux, on considère que l’on a atteint le sol sur lequel une vérité peut être solidement établie : on alors des données précises et l’on n’est plus dans le domaine incertain des conjectures et des tâtonnements. Aussi longtemps qu’un résultat expérimental indiscutable n’a pas été établi, il n’y a que des idées jetées en l’air ou, au mieux, des tâtonnements empiriques et des règles d’usage sans fondement. Par exemple, dans l’agriculture ou dans l’élevage, on peut procéder empiriquement ou selon des usages traditionnels pour ensemencer, faire des croisements et soigner des plantes ou des bêtes. Mais l’agronome, lui, pourra s’appuyer sur les bases scientifiques solides de la génétique et de l’étude géologique et chimique des sols, bases qui auront été établies par des expérimentations. Le préalable qui s’impose lorsque qu’on veut s’assurer de connaissances précises, sûres et exactes dans un domaine, c’est d’y introduire l’expérience scientifique. Celle-ci se porte garante d’un savoir et lui donne sa certitude. Elle seule vérifie, confirme ou infirme des hypothèses. D’où tient-elle ce pouvoir ?

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La logique et la vérité

Nous signalons et mettons à disposition ici avec l’accord de l’auteur, un article publié dans la revue L’Ouvert (n°109, 2004), disponible sur le site de L’IREM de strasbourg :
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D’après la définition traditionnelle, la vérité est « la conformité de la pensée avec l’objet »
(Descartes à Mersenne, lettre du 16 octobre 1639) ; elle « consiste dans l’accord de la
connaissance avec l’objet » (Kant, Logique, Introduction, VII). Cette définition viendrait
d’Aristote, Métaphysique Δ, 29 et Θ, 10, et dans la terminologie scolastique on parle
d’« adaequatio ». Dans une terminologie plus commune on parle d’exactitude : un
jugement, une représentation sont vrais s’ils sont exacts. Par exemple, « il pleut » est
vrai s’il est exact qu’il pleut, c’est-à-dire si l’on peut vérifier et constater qu’il en est bien
ainsi.
Si l’on s’en tient à cette définition traditionnelle, la logique devrait éliminer toute
considération de la vérité. La logique concerne en effet « l’entendement abstraction faite de la
diversité des objets auxquels il peut être appliqué » (Kant, Critique de la raison pure, 2ème partie,
Introduction). C’est ce qui fait dire que la logique est formelle. En effet, il n’y est pas
question de jugements ou de raisonnements qu’il faudrait vérifier pour en établir
l’exactitude en s’assurant qu’ils sont bien conformes à des faits que l’on peut constater.
La logique ne s’intéresserait pas au contenu des propositions ; elle ne s’intéresserait
donc pas à la question de savoir si ce qu’elles disent est vrai.
Aristote semble bien avoir procédé de cette façon lorsqu’il a présenté dans les
Premiers Analytiques « l’art syllogistique » de lier déductivement des propositions et de tirer
des conclusions. Il le présente en effet comme un art mis en oeuvre dans tout discours
quelle que soit la nature des choses sur lesquelles on raisonne. A ce titre, l’Analytique
n’est la « science d’aucun objet déterminé, c’est pourquoi elle se rapporte à toute chose ». Elle fait
abstraction, dans le discours, de ce que l’on dit pour ne retenir que les formes et les
modes des énonciations en tant que telles. Lorsque, par exemple, nous parlons de
Socrate pour dire qu’il est mortel, le logicien s’empresse d’éliminer le contenu de la
proposition en substituant des lettres aux mots pour ne retenir que la forme attributive
S est P, de sorte que pour lui, la question n’est pas de savoir s’il est vrai ou non que
Socrate est mortel mais de savoir comment une proposition de cette forme peut être
correctement déduite d’une autre proposition, c’est-à-dire « par un raisonnement qui conclut
par la forme de la forme », comme disait Leibniz (Nouveaux Essais, IV, 17).

Peut-on dire d’une chose qu’elle existe ?

Dans les premiers mois de 1918, RUSSELL prononce huit conférences publiées dans la revue The Monist sous le titre The Philosophy of logical Atomism. C’est un passage de la 6 ème conférence qui va retenir notre attention. Russell y insiste sur une conséquence philosophique de l’analyse logique des expressions qu’il appelle les « descriptions », conséquence importante pour « le problème de l’existence ». Afin de bien saisir ce que l’on trouve dans le texte, il faut d’abord avoir une idée de ce qu’apporte à la logique mathématique la théorie des descriptions publiée en 1905 dans un article de la revue Mind sous le titre On Denoting à propos duquel RUSSELL dit: « cette théorie parut au rédacteur en chef d’alors si absurde qu’il me supplia de reconsidérer ma décision de le publier et de ne pas exiger sa publication tel qu’il était […] Il fut plus tard généralement approuvé et l’on en vint à le considérer comme ma contribution la plus importante à la logique » (My Philosophical Development, 1959).

La rencontre avec PEANO en 1900 est à l’origine du projet russellien de reconstruire les mathématiques à partir de “certaines notions fondamentales de logique” et de “fournir la preuve que la totalité de la mathématique pure traite exclusivement de concepts définissables au moyen d’un très petit nombre de concepts logiques fondamentaux, et que toutes ses propositions sont déductibles à partir d’un très petit nombre de principes logiques fondamentaux” (Préface des Principles of Mathematics, 1903). On reconnaît là le projet du logicisme qui prend acte des progrès récents de la logique et de la rupture avec la logique traditionnelle: « le fait que la mathématique n’est dans sa totalité rien d’autre que la logique symbolique est une des plus grandes découvertes de notre temps » (id). Par “logique symbolique” ou “logistique” il faut évidemment entendre le calcul des propositions et le calcul des prédicats élaborés d’abord dans les travaux de FREGE puis de RUSSELL lui-même, travaux auxquels la théorie des descriptions vient précisément apporter une contribution importante.

Logique formelle, logique transcendantale

Sur quoi portent-elles ? De quoi traitent-elles ?

La logique formelle est une théorie des formes des jugements et des formes des raisonnements. Elle se définit comme «la science des lois nécessaires de la pensée » (Kant, Logique, p.12, qui précise : « les lois nécessaires et universelles de la pensée en général »). Il suffit de bien entendre cette définition pour se rendre compte qu’il ne peut s’agir de la psychologie. Si c’était le cas, en effet, nous aurions affaire à des lois contingentes relevant de l’observation de la vie mentale et de la façon dont se forment et s’associent les idées. En tant que lois nécessaires et universelles qui ont une validité générale (comme, par exemple, les lois du syllogisme), elles sont indépendantes de tout principe empirique. La logique « repose sur des principes a priori qui permettent de déduire et de démontrer toutes ses règles » (Logique, p.13), comme, par exemple, le principe de contradiction. Les règles de la logique, en tant qu’elles sont des lois, concernent la pensée non telle qu’on l’observe dans les faits mentaux et les opérations psychologiques, mais telle qu’elle est dans sa forme idéale de validité. C’est ce que Kant exprime en déclarant : « En logique il s’agit […] non de la façon dont nous pensons mais de la façon dont nous devons penser » (Logique, p.12).
La logique transcendantale est, quant à elle, une doctrine des catégories, c’est-à-dire des concepts purs qui commandent la connaissance de la réalité, voire même qui constituent la réalité. Pouvoir connaître une chose réelle c’est d’abord pouvoir l’identifier et dire à quoi on a affaire. Par exemple, c’est pouvoir dire que cet animal que je vois est un chien et pas un chat. On a alors un concept empirique, celui de chien. Les concepts empiriques se forment en comparant des choses observées et en faisant abstraction d’un caractère commun. Mais cette activité de conceptualisation qui aboutit à des concepts empiriques est elle-même commandée par des concepts purs qui n’ont rien d’empirique.

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La philosophie de la démonstration

Dans l’Introduction à la philosophie mathématique (1919), au chapitre I, Bertrand Russell fait la distinction entre, d’un côté, la mathématique ordinaire, celle qui part d’objets mathématiques simples et élémentaires pour construire des objets de plus en plus complexes et s’élever aux mathématiques supérieures et, d’un autre côté, ce qu’il appelle la philosophie mathématique, qui se tourne vers les principes et notions fondamentales pour les élucider et les élaborer mathématiquement. Russell prend l’exemple du début même des mathématiques : « Quand les anciens géomètres grecs passèrent des règles empiriques de l’arpentage égyptien aux propositions générales dont ils découvrirent qu’elles permettaient de justifier les premières, puis de là aux axiomes et postulats d’Euclide, ils faisaient de la philosophie mathématique […] ; mais une fois découverts les axiomes et les postulats, leur utilisation dans des déductions, comme on le voit chez Euclide, appartient aux mathématiques au sens ordinaire ». Ce propos caractérise assez bien le processus de mise en œuvre et d’élaboration de la notion de démonstration dans les mathématiques en attirant l’attention sur l’exigence philosophique qui gouverne ce processus. Nous nous proposons de le montrer sur l’exemple de la géométrie.