Le divers et l’univers. Remarques sur ‘Manières de faire des mondes’ de Nelson Goodman
Selon le système héliocentrique, la Terre est en mouvement autour du Soleil ; selon notre perception ordinaire, la Terre ne se meut pas et c’est le Soleil qui est en mouvement ; on pourrait chercher à réconcilier ces deux affirmations opposées en les relativisant, en les rapportant à un certain point de vue sur le monde : ces deux versions, la version héliocentrique et la version géocentrique, devraient alors être considérées comme des perspectives sur le monde, et il faudrait alors distinguer, au moins en principe, ces versions ou ces perspectives, en tant que descriptions ou représentations, du monde lui-même, en tant qu’objet de ces représentations. On pourrait par ailleurs étendre la notion de perspective et de point de vue sur le monde à d’autres champs, en particulier celui de l’art ; il n’y aurait pas seulement une perspective géocentrique et une perspective héliocentrique, mais aussi une perspective-Monet, une perspective-Magritte, une perspective-Balzac, une perspective-Flaubert, une perspective-Bach, une perspective-Thelonious Monk, une perspective-Gainsbourg, une perspective-Dylan etc. La reconnaissance qu’il existe de plein droit une pluralité et peut-être une infinité de points de vues possibles sur le monde, chacun autorisant une version correcte de celui-ci, pourrait sembler ainsi donner à une approche pluraliste des manières d’aborder le monde, toute sa légitimité, sans pour autant mettre en cause l’unité dernière du monde, en tant qu’objet saisi selon ces points de vues, ces perspectives irréductiblement distinctes.
C’est autant la nécessité que la pertinence d’une telle synthèse conciliatrice entre unité du monde et pluralité des versions du monde que Goodman remet en question; là est l’un des fils conducteurs de Manières de faire des mondes (1978), et on pourrait être tenté d’y voir une thématique nouvelle, voire une rupture dans la pensée de Goodman, par rapport à ses productions antérieures, en particulier par rapport au pluralisme méthodologique justifié et mis en œuvre dans son maître ouvrage et son chef d’œuvre, The Structure of Appearance (1951)…