Nihil est sine ratione, rien n’est sans raison : c’est à bon droit que Leibniz peut, à l’occasion, appeler « mon principe de la Raison suffisante » cette formule cardinale du rationalisme dans sa figure moderne, dont il a donné l’énoncé et le nom définitifs. Soucieux pourtant de lester ce principe de l’autorité de la tradition pour mieux pouvoir en user dans la défense de ses propres doctrines, Leibniz le présente fréquemment comme bien connu, quoiqu’insuffisamment reconnu. Hartsoeker « l’approuve en général, mais sans l’appliquer » ; Clarke « l’accorde en paroles » et « le refuse en effet » : c’est le destin paradoxal du « Principe de la nécessité d’une Raison suffisante, que bien des gens ont eu dans la bouche ; mais, dont ils n’ont point connu la force ». La tâche que Leibniz s’assigne en propre consistera donc moins à « désigner » verbalement ce principe qu’à l’ « effectuer » réellement, c’est-à-dire à en déployer toute la puissance théorique jusque dans ses dernières conséquences.
https://philopsis.fr/wp-content/uploads/2020/11/Gottfried-Wilhelm-Leibniz-philopsis-e1604505131835.jpg479407Sullerot Vincenthttps://philopsis.fr/wp-content/uploads/2020/02/logo_philopsis3-300x107.pngSullerot Vincent2015-02-26 23:00:002024-08-10 14:32:31Rien n’agit sans raison. L’enjeu pratique du principe de raison chez Leibniz
L’opuscule est la transcription d’une conversation entre Leibniz et un Conseiller à la Cour de Brandebourg, de janvier 1695. Le titre indique clairement les deux objets de cette conversation. Le premier est d’établir que la prescience divine et la détermination complète du monde ne contredisent pas la liberté humaine (car cette détermination complète n’exclut pas la contingence, qui est l’assise ontologique de la liberté de l’homme). Le second est d’établir que le mal (en particulier le mal moral) ne contredit ni la toute-puissance, ni la bonté divine. Les réflexions de Leibniz relèvent donc d’une Théodicée. Il s’agit de justifier Dieu ou de rendre justice à Dieu, en établissant que le mal ne réfute ni l’existence, ni la toute-puissance, ni la bonté de Dieu.
L’interrogation sur l’origine du mal est religieuse avant d’être philosophique. Elle est la trame de tous les « drames de création » où est mis en scène l’affrontement d’un principe du bien et d’un principe du mal, elle est aussi la trame de la grande tragédie grecque et de sa théologie de l’aveuglement (le divin comme puissance de salut et de perdition).
https://philopsis.fr/wp-content/uploads/2020/11/Gottfried-Wilhelm-Leibniz-philopsis-e1604505131835.jpg479407Pascal Dupondhttps://philopsis.fr/wp-content/uploads/2020/02/logo_philopsis3-300x107.pngPascal Dupond2012-12-29 15:01:432024-08-11 16:14:06Remarques sur l’opuscule de Leibniz, « Dialogue effectif sur la liberté de l’homme et l’origine du mal » (1695)
La conception leibnizienne du destin cherche à sauvegarder ensemble (ce que Leibniz appelle concilier) et la liberté et la vérité, pour que la reconnaissance de l’une ne vienne pas porter atteinte à l’autre. Leibniz a cherché un fil d’Ariane pour sortir du labyrinthe de la liberté et de la nécessité, qui annonce la 3e antinomie kantienne et que Leibniz traite peut-être de manière plus nuancée.
Notons d’abord que Leibniz ne refuse nullement la notion de destin ; il convient seulement de lui donner un « bon sens ». Leibniz en revanche exclut la fatalité antique, puissance inconnue et impersonnelle, sans visage et sans rapport avec les individus vivants qu’elle manipulerait à l’aveugle ou selon des desseins impénétrables et inintelligibles. Leibniz refuse de donner un statut ontologique à cette puissance terrible que les grecs appelaient Eïmarménè, ou Moïra, et parfois Anagkè, mère des Parques ou Moires.
La fatalité est refusée pour des raisons indissolublement théoriques et pratiques. Elle interdit toute intelligibilité du cours des événements, et elle favorise la passivité et le pâtir dans son registre douloureux. S’il est vain de s’efforcer à comprendre ou à changer le cours des événements, autant ne rien faire, céder au caprice et aux impulsions, quitte à gémir et à se plaindre de son sort à la divinité. Ce raisonnement « ordinaire » a été nommé par les anciens argos logos, argument paresseux. Sans être le premier à le dénoncer, Leibniz lui substitue un concept intelligible de destin propre à congédier toute fatalité inintelligible et à la vider du pathos émotionnel qui ne manquait pas de l’accompagner. C’est ainsi qu’Epictète condamne la plainte contre les divinités que porte le chœur des tragédies, dans son registre doloriste; il lui oppose l’attitude active du sage qui coopère avec le destin en donnant son assentiment à ce qui arrive (Entretiens II, X, 5-6).
Leibniz inscrit donc à juste titre sa conception du destin dans la filiation des Stoïciens ou de Spinoza. Il cherche à intégrer les vertus de doctrines capables de nous procurer la tranquillité de l’âme, tout en s’efforçant de les mener plus loin qu’elles ne peuvent et veulent aller : vers un fatum christianum qui peut nous conduire non seulement à consentir activement à l’événement, mais à une approbation joyeuse de l’existence et à une sorte d’ amor fati.
Dans un premier temps, j’examinerai les concepts antiques dont Leibniz fait profit tout en les réinterprétant.
Dans un deuxième temps, je préciserai la redéfinition de la nécessité, de la contingence et de la liberté proposée par Leibniz pour ne pas faire « souffrir » les notions et ne pas blesser la vérité, soit la sauvegarder, la laisser sauve.
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