L’oubli du corps. Des fins des biens et des maux, livre IV, XI, 26-28
Cicéron à Caton : « Eh bien, maintenant, que tes stoïciens nous expliquent, ou plutôt explique-nous toi-même (car qui le peut mieux que toi ?) comment il se fait qu’étant partis des mêmes principes que les anciens, vous en arriviez à cette conclusion, que ce soit le fait de vivre moralement [honeste vivere], c’est-à-dire de vivre avec la vertu comme principe, autrement dit d’une façon qui réponde à la nature, qui constitue le souverain bien ; et comment, en quel endroit, il se fait néanmoins que vous ayez laissé le corps en route, ainsi que toutes les choses qui, tout en étant selon la nature, ne dépendent pas de nous, bref le devoir lui-même [ipsum officium]. Ce que je demande en somme, c’est comment il se fait que ces choses si importantes que la nature avait recommandées à la sagesse, aient été tout d’un coup abandonnées par celle-ci. Si ce n’était pas pour l’homme tout entier que nous nous posons la question du souverain bien, mais pour un être animé qui ne serait qu’une âme (on me permettra une hypothèse de ce genre, qui nous aidera à trouver la vérité), même à cette âme votre fin ne conviendrait pas. Il lui faudrait encore, en effet, la santé et l’absence de douleur ; en outre, une tendance naturelle la pousserait à se conserver elle-même, ainsi qu’à faire bonne garde autour de ces deux choses, et elle se donnerait comme fin de vivre selon la nature, en d’autres termes, comme je l’ai dit, d’avoir toutes les choses qui sont selon la nature ou la plus grande partie d’entre elles et celles qui ont le plus de valeur. Car de quelque sorte qu’on imagine un être animé, fût-il même, selon notre hypothèse, dépourvu de corps, il est nécessaire qu’il y ait dans l’âme des analogues [similia] à ce qu’il y a dans le corps ; d’où il suit qu’il est absolument impossible de constituer la fin dans l’ordre des biens autrement que selon ma formule de tout à l’heure. Chrysippe, du reste, voulant montrer en quoi les êtres animés diffèrent les uns des autres, dit que les uns excellent par le corps, que d’autres excellent par l’âme, que quelques-uns valent par l’un comme par l’autre ; après quoi il dispute de l’objet qu’il convient d’assigner comme terme extrême à chacune de ces catégories d’êtres animés. Mais, quoiqu’il ait mis l’homme dans une catégorie où l’excellence devrait être attribuée à l’âme, il constitue cependant un souverain bien tel que l’homme paraît, non pas exceller par l’âme, mais n’être rien qu’une âme. »
Introduction
1. Quoiqu’il se dise académicien, quoiqu’il révère Platon, Cicéron n’adopte pas sa dialectique du pas à pas, telle que deux interlocuteurs cherchant une idée vraie, leurs questions et réponses alternent. Dans le De finibus (DFi), Cicéron d’abord oppose à un exposé épicurien continu une réfutation de l’épicurisme (livres 1, puis 2) ; puis, à un exposé stoïcien, une réfutation du stoïcisme (livre 3, puis livre 4). A chaque fois, le premier exposé n’est pas accompagné par sa discussion tout du long. Alors le risque est pris que la doctrine et sa réfutation ne soient pas ajustées. Ici Cicéron avance le thème de la soustraction du corps : Caton l’avait-il avancée dans son exposé ? – non. Cicéron avance encore l’abandon du devoir dans le stoïcisme : c’est une grosse surprise, puisque les stoïciens au contraire ont une théorie du devoir (DFi, III, XVII, XVIII) défendue et maintenue par Caton. Que veut-il dire ?
La globalité de l’exposé (livre 3) et de la réfutation (livre 4) nous fait question. Qu’est-ce que réfuter une philosophie ? Dans ces conditions, nous risquons de nous en tenir à une question de goût ou de préférence pour un système plutôt que pour un autre. Ce serait tout de même dommage ! Car advient, dans la distance prise avec un système exposé grosso modo, une possibilité de trouver l’atmosphère d’une philosophie irrespirable : ainsi, poser le plaisir pour principe et fin de la vie bonne, Cicéron le sent toujours très mal et sa tête, hochant de gauche à droite, dit non : « non, non, pas le plaisir ! Impossible ! » ; poser que la douleur n’est pas un mal, de même : il dit « impossible ! » Et là, le blocage a lieu. La réception d’une philosophie est ainsi une question à part entière : soit une phrase épinglée est ressentie comme insupportable, soit un ressenti global débouche sur un rejet ; ces attitudes risquent de dominer (comme quand, lisant les Principes de la connaissance humaine, les jésuites ont dit : si le monde est perçu, alors il n’est qu’un fantasme, donc cette philosophie est celle de l’illusion. Alors, cet irlandais est extravagant, Berkeley est tout simplement fou : fuyons !)