Du destin sans hasard au hasard dans la nécessité

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D’où vient l’idée de nécessité ? Est-ce une idée primitive, innée ? De fait, elle nous est familière. Nous y faisons référence dans des contextes très variés. Cette compréhension commune est peut-être le meilleur indice que nous vivons et pensons dans les cadres d’une société post-religieuse. Dans un monde religieux, le miracle est la règle. Au contraire, quand la nécessité fait loi, càd quand l’esprit rapporte systématiquement les phénomènes à des lois, alors la conception du monde est devenue métaphysique et/ou scientifique. La nécessité appelle la raison. Elle exprime la confiance que l’homme place dans sa raison pour maîtriser le monde. Savoir, prévoir, pouvoir : c’est ce que la nécessité autorise, dans cet ordre précis.

Toutefois « l’esprit théologique » n’ignore pas la conscience de la nécessité. Mais elle la confond avec l’idée de destin. La première figure de la nécessité a un visage plus inquiétant que son concept rationnel. C’est que la nécessité est peut-être vécue avant d’être pensée. En outre, la conscience de la nécessité est indissociable du sentiment de faiblesse, de détresse et de vulnérabilité. Telle est exactement l’idée de destin, càd la nécessité placée sous l’angle de la finitude. Encore faut-il préciser que le sentiment de faiblesse est moins la cause que l’effet de l’idée de destin. En effet, le destin implique « le refus du hasard et de l’arbitraire, de la contingence et de accidentel ». Tout se passe comme si l’esprit humain en quête de sens préfère accepter le destin plutôt que le hasard, la nécessité plutôt que la contingence. Les Grecs parlent d’anankè. La nécessité apparaît ici comme ce qui résiste absolument à l’homme. C’est ce qui surpasse les forces humaines : la nécessité personnifie ainsi l’absolu, càd ce qui n’est relatif ni à l’humain ni même au divin, puisque souvent la mythologie présente les dieux soumis à la force du destin. L’absolu est d’abord conçu comme une force invincible, comme une puissance de contrainte irrésistible. Par là même, le destin conduit toute volonté, malgré elle. C’est par exemple la nécessité du destin qui contraint le héros homérique à dormir, à se nourrir, à s’abandonner au chagrin quand il faudrait combattre. L’idée de destin se fixe dans les croyances populaires les plus archaïques. Le destin est à l’origine une divinité chtonienne donneuse de mort. Dans les théogonies, d’Hésiode aux Orphiques, il recouvre un ensemble de divinités, dont les Moires sont les plus importantes, toutes filles de la mort, associées au sommeil et aux rêves, et en même temps gardiennes de l’ordre du monde, comme les Érynies qui poursuivent sans relâche les coupables pour leur faute. Ici la faute est interprétée comme un acte qui engendre un désordre pour ainsi dire cosmique. Aussi Anankè apparaît-elle dans les théogonies orphiques comme liées au temps dont elle est l’épouse ou la fille — ce que l’on retrouve encore dans le mythe d’Er chez Platon : l’univers est symbolisé par un fuseau qui repose sur les genoux de Nécessité. Cette généalogie du destin à travers les mythes montre une unification progressive de la notion de destin avec Tychè ou les Moires qui deviennent filles de l’Anankè ou se confondent avec elle.

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