Histoire de la notion de hasard
Il y a souvent quelque chose d’illusoire dans la célébrité. Nous savons que le livre de Jacques Monod, Le hasard et la nécessité, Essai sur la philosophie naturelle de la biologie moléculaire, publié en 1970, a remporté un grand succès de librairie, tout à fait justifié par la qualité de son contenu biologique. Or Monod mettait en exergue deux citations, l’une d’Albert Camus dans Le mythe de Sisyphe, et une autre qu’il attribue à Démocrite : « Tout ce qui existe dans l’univers est le fruit du hasard et de la nécessité. » Cette dernière citation, à la lettre, est bien introuvable dans les fragments de Démocrite que nous avons ; elle est aussi improbable comme telle, car si notre notion de « hasard » existe, si elle fut empruntée à la culture arabe rencontrée pendant les croisades, aucun mot grec à proprement parler ne veut dire exactement ce que nous entendons maintenant par le mot « hasard ». Et il est donc tout à fait normal que Jacques Monod ne renvoie pas à un fragment de Démocrite qui aurait été enregistré dans les fragments des présocratiques. Cette citation est une très jolie invention de sa part. Alors, sur quoi partons-nous de sérieux quand nous analysons ces deux notions et leur lien ?
Il existe une histoire de la pensée. Et, si nous prenons sous cet angle la notion de « hasard », nous constatons qu’elle ne nous est parvenue comme telle qu’au second millénaire ; qu’elle a pris de l’importance à l’âge classique sous le modèle du jeu de dés, sous la forme du calcul des probabilités, et donc sous un angle statistique ; et puis que, redéfinie précisément au XIXe dans l’effort de refondation des sciences, plus particulièrement par Cournot, elle est devenue capitale dans les sciences du XXe s. On peut dire que d’abord dissimulée sous d’autres notions dans l’antiquité, puis saisie mathématiquement, elle est devenue, comme Monod l’a compris, une clef de lecture des sciences contemporaines, plus particulièrement au sein de la physique quantique (elle est liée là à la notion de chaos), et, chez lui, au sein de la théorie de l’évolution des espèces.