La réalité selon Nietzsche

La philosophie de Nietzsche est et se veut intempestive ou inactuelle. À l’inverse des « philistins de la culture » qui, à son époque, affichent une confiance indéfectible dans le progrès, Nietzsche perçoit une inquiétante montée en puissance du nihilisme et du ressentiment. Sans bien sûr s’y résoudre, Nietzsche est le penseur d’une réalité historique qui s’assombrit toujours plus. D’emblée, il ne semble donc pas un auteur fécond pour réfléchir sur la réalité en général. Même si, en effet, on part en quête de cette thématique dans son œuvre, il s’avère que Nietzsche est d’abord un penseur du multiple, comme pluralité sans synthèse. D’après lui, la réalité comme unité est un leurre : elle n’est que l’expression du besoin de simplifier le devenir, pourtant irréductiblement fluent. L’unité de la réalité est l’irréalité même. Pour autant, Nietzsche est tout de même le penseur de la volonté de puissance et de l’éternel retour. À cet égard, Heidegger propose une interprétation qui fait de Nietzsche le penseur d’une catégorisation de la réalité beaucoup plus ferme et rigoureuse qu’il y paraît de prime abord. D’après cette lecture, Nietzsche s’intégrerait fermement à la tradition métaphysique en pensant la réalité sur le mode de l’étant. Ses deux expressions les plus célèbres, la volonté de puissance et l’éternel retour, confirmeraient cette interprétation. La volonté de puissance désignerait l’essentia ; l’éternel retour, l’existentia. Ces deux pensées penseraient donc la même chose, l’étant, mais selon des modalités différentes. Dès lors, Nietzsche est-il un « antipenseur » de la réalité ou un penseur de la réalité ? Un double fil conducteur est envisageable : qu’est-ce que (ou : que serait) la réalité selon Nietzsche, et quels sont les différents modes d’investigation qui y conduisent ?

La réalité est d’abord appréhendée à partir du clivage Apollon/Dionysos, dans la période de La naissance de la tragédie. Cette approche n’est intelligible que si l’on souligne l’influence de Schopenhauer lecteur de Kant sur le jeune Nietzsche. En ce sens, la réalité est pensée à partir de la Volonté schopenhauérienne, influencée par la chose en soi kantienne. Ici, c’est la musique qui permet de s’ouvrir à la réalité.

Celle-ci est ensuite pensée comme devenir absolument insaisissable, et c’est à ce titre qu’elle est l’irréalité même. Plus simplement, la réalité ne serait qu’une projection des catégories figées de l’esprit humain sur du radicalement fluctuant. Elle serait une simple fiction issue du besoin de trouver de la stabilité dans le monde. Le mode de contact requis pour approcher cette réalité mouvante et plurielle est le Versuch.

C’est pour tenter de mettre au jour la dynamique propre à cette réalité-devenir que l’hypothèse de la volonté de puissance est conçue. La généalogie tente de rendre compte de cette vision conflictuelle de la réalité.

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