Comment peut-on penser ce qui n’est pas ? Cette question que Platon pose après Parménide n’a pas fini de nous étonner, car enfin nous sommes pris dans ce qui est et nous ne devrions pas en sortir. Le monde est là qui nous apparaît, et il nous apparaît comme il doit nous apparaître, c’est-à-dire selon les exigences de notre situation spatiale et temporelle. C’est notre corps qui exprime le point de vue qui est le nôtre dans ce monde. L’erreur qui, selon Spinoza, n’est rien de positif, tient seulement à ce que nous ignorons notre propre point de vue, ou n’en tenons pas compte. Le bâton qui nous apparaît brisé, et il doit nous apparaître ainsi, si nous tenons compte de la réfraction des rayons lumineux lorsqu’ils passent de l’eau dans l’air et viennent frapper notre œil comme s’ils venaient d’un certain point où nous situons l’extrémité du bâton. Le soleil est vu plus proche qu’il n’est réellement, et avec des dimensions qui ne sont pas les siennes. Toutefois il ne peut être vu autrement, même quand nous avons rectifié notre premier jugement. L’apparence est toute vraie, comme dit Alain; le jugement véritable que nous formons sur elle ne la détruit pas, ne l’empêche pas d’apparaître comme elle apparaît; il l’explique seulement et la loi des apparences qui fait l’unité de l’objet est proprement ce qui rend compte du changement de ces apparences selon les variations de notre corps, ou selon le point de vue qui est le nôtre hic et nunc.

On rougit un peu de rappeler ces évidences scolaires, il faut pourtant y revenir, avant d’aborder ce redoutable sujet de l’imaginaire, c’est-à-dire le sens de nos rêves et de nos rêveries qui paraissent ajouter aux apparences elles-mêmes, et créer comme un monde différent de celui dans lequel nous vivons. « Car, ce qu’il importe de remarquer, nous comprenons que l’apparence du monde, même dans les plus vives émotions, est toujours la même et toute vraie » (Les Dieux). Nous n’arrivons jamais à changer la moindre chose dans ce que nous voyons. Lorsque l’enfant effrayé entend quelque bruit dans le silence de la chambre, discerne quelque ombre dans la semi-obscurité, il n’ajoute rien aux bruits existants ou aux formes visuelles, ; il ne crée rien; pourtant sa propre émotion fausse son jugement, il croit voir et entendre ce qu’il ne voit et n’entend point. Il juge faussement, il se prépare à voir et à entendre autre chose que ce qui apparaît, mais cette autre chose qui n’apparaît pas, et qui est attendue, c’est là l’objet ambigu de l’imagination, un objet qui ne sera jamais donné, un invisible qui ne sera jamais vu en effet et qui est le vrai de l’imagination qui n’est pas la même chose que le vrai de l’apparence.

Le vrai de l’imagination, c’est ce qu’Alain a recherché tout au long de sa méditation, dans ses chapitres sur les passions ou dans ses réflexions sur les beaux-arts et les dieux, peut-être même dans ses études sur les philosophes : Platon, Descartes, Hegel, Comte. Il faut donc, si l’on veut reprendre cette pensée si vivante, si variée et si une à la fois, prendre ce thème comme fil conducteur et en montrer toute l’importance.

[Note de l’éditeur : cet article de Jean Hyppolite fait partie des études mises à la disposition du public par l’Institut Alain et est republié ici avec l’aimable autorisation de son président, Alain Zalmanski. Qu’il en soit remercié]

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