Spiritualité bergsonienne et spiritualité chrétienne
Un grand philosophe, après une vie toute spéculative, arrache à la maladie un ouvrage — classique dès sa naissance même —qui reconnaît, sinon la vérité absolue du christianisme, du moins la valeur unique du fait chrétien. Témoignage d’autant plus émouvant qu’il se donne comme le fruit d’une méditation libre et désintéressée. Les cadres rigides du rationalisme sont brisés : une morale se dessine, qui ne ferme pas l’homme sur lui-même, ne le mure pas dans le simple respect d’une loi impersonnelle et dans un stérile contentement de soi, mais laisse son cœur ouvert et accueillant aux souffles de l’Esprit. Un idéal concret de spiritualité nous est suggéré, également éloigné des fadeurs irréelles de l’humanitarisme et des ferveurs équivoques d’un sensualisme littéraire : on nous redit, et dans un magnifique langage et avec un accent nouveau, que l’humanité et la vie ne peuvent être efficacement aimés qu’en Celui qui est le Principe de l’humanité et de la vie. La méthode, le mouvement même de la pensée ont quelque chose de religieux: ce philosophe ne cherche pas à reconstruire le monde selon des catégories inventées par la spontanéité créatrice de sa pensée ; il a une conscience respectueuse de l’amplitude infinie de la réalité ; il a compris qu’il convenait de s’instruire auprès de ceux qui savent: c’est ainsi que nous le voyons demander le secret de Dieu aux mystiques et aux mystiques chrétiens. Véritable humilité intellectuelle, qui fait à un livre qui se veut pourtant sereinement philosophique, une atmosphère de spiritualité.
Nous ne nous attarderons pas longuement à dire à l’auteur des Deux Sources de ia Morale et de la Religion, notre gratitude pour l’émotion religieuse que nous lui devons. Ce sont choses intimes et que nous répugnons à faire publiques. Nous négligerons aussi de nous livrer au dénombrement entier des conclusions de l’auteur et de les confronter avec les données positives du christianisme pour nous féliciter des accords que nous constaterions et pour déplorer les silences que nous relèverions. Parce qu’il est philosophe, l’auteur ne peut pas, ne doit pas avoir eu d’intentions apologétiques. Et dans les choses de l’esprit, ce sont bien moins les conclusions qui importent que le mouvement de pensée qui les a engendrées. Nous voudrions pour notre part nous attacher à la description de l’expérience morale que nous présente le Chapitre Premier des Deux Sources et à la description de l’expérience mystique que nous présente le Chapitre troisième, et rechercher dans quelle mesure l’auteur a retrouvé le dynamisme authentique de la vie morale et de la vie religieuse. Nous ne visons pas à être complet et nous ne traiterons que quelques-uns des problèmes soulevés, choisis parmi les plus significatifs et parmi ceux qui touchent de plus près les choses de la spiritualité. Pour être plus rapide, nous supposerons connues du lecteur les idées que nous discuterons. Nous parlerons en philosophe et en chrétien, attentif par conséquent à être doublement docile à la vérité. Hommage dû à la pensée profonde et loyale de M. Henri Bergson.
[Note de Philopsis : Nous reproduisons ici un article d’Etienne Borne publié dans les Etudes Carmélitaines mystiques et missionnaires en 1932. On peut en discuter la lecture de Bergson. Mais cette réflexion, dense et claire, nous a paru mériter d’être présentée à nos lecteurs, presque un siècle après sa première publication].