L’ex-sistence de la déité chez Maître Eckhart
En Europe du Nord, entre la fin du XIIIe et le début du XIVe siècle, Maître Eckhart posa en principe le « délaissement » de soi, du monde, de tout comme la seule voie possible pour atteindre Dieu. « Délaissement », comme traduit Alain de Libera ce terme allemand de Gelassenheit, ou « laisser être », comme l’a traduit Lacan.
Ainsi les justes (ceux qui sont sur la voie de Dieu) sont-ils pour Eckhart « ceux qui sont complètement sortis d’eux-mêmes et qui ne recherchent plus rien de leur en aucune chose, quelle qu’elle soit, petite ou grande ; qui ne cherchent rien ni au-dessous d’eux, ni au-dessus d’eux, ni à côté d’eux, ni même en eux ; qui ne visent ni bien, ni gloire, ni agrément, ni plaisir, ni intérêt, ni intériorité, ni sainteté, ni récompense, ni royaume des cieux, mais qui sont sortis de tout cela, de tout ce qui est leur : c’est de ces gens que Dieu reçoit sa gloire ». Eckhart nous dit que, sur le chemin vers Dieu, toute volonté doit être abandonnée entre ses mains et vouloir ceci ou cela est vacuité : enfer ou paradis, vivre ou mourir, tout est égal à l’homme dans la juste position.
Maître Eckhart a théorisé ce Gelassenheit, couplé à un apophatisme radical, c’est-à-dire à l’idée que l’approche de Dieu n’est possible qu’à partir de ce qu’il n’est pas, plutôt que dans la positivité de ses attributs. En cela, il est fils d’une longue tradition qui remonte au néoplatonisme, philosophie qui s’est christianisée via de nombreux pères orientaux, dont je ne retiendrai que le premier à ouvrir cette voie, Pseudo-Denys l’Aréopagite, moine syrien de la fin du ve siècle, qui imprégna fortement le Moyen Âge occidental et influença de façon très particulière la mystique rhénane, dont Maître Eckhart est un des plus éminents représentants, dans cette voie scolastique, conjoignant révélation biblique et raison grecque.
https://www.cairn.info/revue-psychanalyse-2011-1-page-65.htm