Le corps propre et son auto-motricité constituante dans la phénoménologie de Husserl

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La phénoménologie, la science des phénomènes, est l’étude descriptive des phénomènes, c’est-à-dire des formes d’apparition des étants. Pour le phénoménologue chaque étant apparaît et l’enjeu est de décrire les formes d’apparition essentielles des étants. Ainsi la chose perçue apparaîtra selon une guise spécifique : la présence en chair et en os ; ce même objet – qu’une visée intentionnelle pose bien comme le même que celui qui était perçu – se donnera comme passé c’est-à-dire comme ayant été présent lorsqu’il a le sens d’un souvenir ou comme quasi présent lorsqu’il se fait objet imaginaire. On peut, on doit, être attentif aux sens spécifiques des apparaître de l’étant et remarquer les différences de sens entre le perçu, le remémoré, l’imaginé. La phénoménologie possède ainsi une portée ontologique que Heidegger, Patočka ou le second Merleau-Ponty développeront.

Cette dimension n’est pas absente de la pensée husserlienne, notamment lorsque l’inventeur de la phénoménologie distingue l’ontologie formelle de toutes les ontologies régionales que ses analyses pourront mettre à jour, en reprenant à nouveaux frais les distinctions déjà mises en place par l’aristotélisme. Toutefois l’essentiel de la phénoménologie de Husserl consiste à considérer que la forme d’apparaître (Erscheinen) d’un étant apparaissant est essentiellement une apparition (Erscheinung). Par cette forme active, Husserl insiste sur le fait que toute forme de présence d’un étant (pleine présence, présence passée, quasi présence) est à reconduire à la subjectivité. Tout étant apparaît à une subjectivité, et c’est bien pourquoi cet apparaître est une apparition. Le phénomène rigoureusement entendu est une forme d’apparition à la subjectivité, pour la subjectivité, par la subjectivité. Il n’y a de présence (ou de quasi présence, ou même de non présence) d’un objet qu’à une subjectivité. Peu importe que celle-ci soit active ou passive, c’est par rapport à elle qu’il y a apparition des étants.

Le phénomène rigoureusement entendu est cette unité de l’apparition et de la subjectivité. Et c’est ce lien que l’analyse eidétique des phénomènes, c’est-à-dire la phénoménologie dans son essence, doit élucider pour en faire surgir l’essence. L’essence du phénomène n’est pas le sens d’apparaître de la chose mais son apparition à la subjectivité Telle est la portée de l’idéalisme husserlien qui est idéalisme en un double sens : il s’interroge sur l’eidos ; il reconduit cet eidos à la subjectivité. En effet la subjectivité est condition de possibilité de présence des étants, dans leur singularité, mais aussi dans leur ensemble qui compose le monde.

Cette subjectivité transcendantale est la subjectivité constituante. La notion phénoménologique de constitution ne doit en rien être entendue comme une production. La subjectivité ne crée pas son objet et les formes de sa présence. L’essentiel est bien de comprendre que les formes de présence des étants n’ont de sens que par et pour la subjectivité. Cela implique qu’il y a des actes (et ici, même une réceptivité doit être entendue comme un acte) spécifiques par lesquels précisément la chose acquiert un sens spécifique de présence. Ces actes sont bien la constitution.

Afin de saisir ces actes et leur spécificité, il faut commencer par le sens de la chose, par sa forme d’apparition. Depuis elle, on remonte jusqu’aux vécus qui la constituent. Ainsi, afin de saisir l’essence de la perception, on partira du sens du perçu qui se donne comme pleine présence, en chair et en os. Depuis ce sens spécifique on considère les actes le constituant. Ils composent une complexité idéalement infinie que la phénoménologie a inlassablement analysée. Toutefois il est particulièrement évident que seule une subjectivité incarnée, une subjectivité corporelle et corporante, peut être constituante de la chose perçue. En somme, c’est l’expérience du corps propre qui est essentiellement constituante du perçu.

Il s’agira donc dans les lignes qui suivent de décrire, en nous centrant sur certains passages de Chose et espace et d’autres tirés des Ideen II, comment le corps propre vivant, essentiellement dans l’expérience interne de la motricité est constituant de la chose perçue. Toutefois, une analyse phénoménologique complète devra considérer, en plus de l’analyse de l’apparition de la chose perçue pour et par le corps se mouvant, l’apparition de ce corps lui-même. Si le corps est constituant de la phénoménalité, l’analyse phénoménologique doit interroger la phénoménalité du corps propre lui-même. Comment apparaît-il dans l’acte de perception ? Comment apparaît-il pour le phénoménologue qui mène l’eidétique du vécu de perception incarnée ?

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