Plotin, Traité 38, 1. Commentaire (1)

Introduction

Plotin, régulièrement, prend appui sur la connaissance précise qu’il a des dialogues de Platon, que manifestement il admire. Or Platon lui-même prenait soin d’indiquer son mode d’écriture, et dès lors le degré de vérité que le lecteur y pouvait attacher. Le Timée, pour parler du monde, a osé la langue du mythe, d’abord pour raconter l’Atlantide, cité enfouie sous les flots océaniques, puis pour décrire le monde depuis sa naissance. Pour oser cela, Timée alors s’est mis sous la protection des dieux, car ce qu’il va dire est risqué :

« Si donc, Socrate, en beaucoup de points, sur beaucoup de questions concernant les dieux et la naissance du monde, nous ne parvenons point à nous rendre capables d’apporter des discours cohérents de tout point et poussés à la dernière exactitude, ne vous en étonnez pas. Mais si nous vous en apportons qui ne cèdent à aucun autre en vraisemblance, il faut nous en féliciter, nous rappelant que moi qui parle, et vous qui jugez, nous ne sommes que des hommes, en sorte qu’il nous suffit d’accepter en ces matières un mythe vraisemblable (ton eikota mython) et que nous ne devons pas chercher plus loin. » (Timée, 29c-d)

Vraisemblable, et non point vrai : comme une fiction le plus possible raisonnée, mais qui évidemment demeure possible, invérifiable.

Ce récit a une prémisse, elle-même vraisemblable : « Au terme du raisonnement vraisemblable, il faut dire que ce monde, qui est véritablement un être vivant, pourvu d’une âme et d’un intellect, est né tel par l’action de la providence du dieu. » (Timée, 30b-c) C’est cette providence (tén tou théou pronoian) qui est contestée par Plotin.

Comprendre comment, et pourquoi, c’est ce à quoi va nous amener peu à peu sa méditation.

I. Le mythe : les âmes sont semées dans le devenir

« En envoyant les âmes vers le devenir, le dieu – ou un dieu -, a placé sur le visage les yeux porteurs de lumière <phosphora…ommata>, et il leur a donné d’autres organes pour les diverses sensations ; il prévoyait qu’ainsi chaque âme se conserverait, si elle voyait d’avance, si elle entendait d’avance, et, ayant touché, fuirait ceci, rechercherait cela. »

Le dieu envoie dans le devenir des âmes incarnées, dont les corps perçoivent avec plusieurs sens. Il faut supposer qu’avant cette descente des âmes, elles étaient dans « l’ousia », dans ce qui ne change jamais. Pourquoi cette chute ? Est-ce une décision que prend le dieu ? Ou les âmes y tendaient-elles d’elles mêmes ?

Cette première phrase du Traité 38 est d’une beauté saisissante, toute platonicienne. Timée avait raconté que le monde, corps et âme, est forgé par le démiurge, et que le dieu a envoyé dans le monde, comme un semeur disperse les graines, les âmes ; puis d’autres dieux ont pour elles fabriqué des corps. En Timée 45b, on peut lire qu’entre tous les instruments qui servent à la prévision de l’âme, les dieux ont façonné en premier les yeux porteurs de lumière, et les ont implantés sur le visage ; ces yeux permettant aux vivants de voir, ils leur sont vitaux. La phrase grecque égrène des mots commençant par « pro » : prosopon, le visage ; proorômenos, il prévoyait ; proorâto, il voit d’avance ou pré-voit ; proakouoi : il pré-entend. Notre visage est déjà, ce qui de notre face, est « vu » comme s’il était en avant d’elle ; les yeux mêmes envoient leur petite lumière en avant d’eux ; voir et entendre d’avance nous permet d’anticiper comment nous mouvoir, ce que nous pourrons toucher. Dans ce que décrit Timée, tout se passe comme si le dieu, en quelque sorte, lui même prévoyait (en pensée) que nous puissions pré-voir et prévoir ; il nous dote d’yeux luisants de chat, le chemin étant comme éclairé par nous devant de nous. L’âme voyant, entendant, prévoit, se prépare, anticipe le toucher et la motricité, choisit ce qui lui convient. Il y a une atmosphère providentielle, là : le dieu a conçu, a réfléchi, il a voulu des vivants qui puissent persévérer dans leur être ; et chaque âme elle-même serait comme un tout petit esprit (divin) prévoyant aussi : elle peut s’ajuster au monde, ses organes favorisent sa survie : entendant et voyant, elle prévoit, elle s’oriente, elle agit. Et donc le grand savant sicilien qu’est Timée supposait une création par le dieux réfléchie et ordonnée au bien qu’est la vie. Chaque vivant part équipé pour sa survie.

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