Plotin, traité 38 (VI, 7). La beauté

I. L’âme voyage

Tous, nous voyons, désirons la beauté du monde en général, et des beautés corporelles, sensibles : mais elles ne sont que des images, des traces, des ombres de la beauté elle-même. Comme un Narcisse amoureux de son reflet, comme la Loreley fascinée par son trop joli visage, penchés sur l’eau, y tombent et se noient, une âme qui n’inclinerait qu’à la vue des beautés humaines — ces reflets, une fois fascinée, plongerait malgré elle dans les ténèbres de l’intelligence, aveuglée et sourde. Non, il faut qu’elle vise autre chose, ailleurs, fût-ce en fermant les yeux, et qu’elle s’éveille en tant qu’âme capable de penser la vraie beauté. Alors, elle ouvre son œil intérieur.

« Que voit donc cet œil intérieur ? Dès son réveil, il ne peut pas bien voir les objets brillants. Il faut accoutumer l’âme elle-même à voir les belles occupations, puis les belles œuvres non pas celles que les arts exécutent, mais celles des hommes de bien (andrés agathoi). Puis il faut voir l’âme de ceux qui accomplissent de bonnes œuvres. Comment peut-on voir cette beauté de l’âme bonne ? Reviens en toi-même et regarde : si tu ne vois pas encore la beauté en toi, fais comme le sculpteur d’une statue qui doit devenir belle ; il enlève une partie, il gratte, il polit, il essuie jusqu’à ce qu’il dégage de belles lignes dans le marbre ; comme lui, enlève le superflu, redresse ce qui est oblique, nettoie ce qui est sombre pour le rendre brillant, et ne cesse pas de sculpter ta propre statue, jusqu’à ce que l’éclat divin de la vertu se manifeste, jusqu’à ce que tu voies la tempérance (sophrosuné) siégeant sur son trône sacré. Est-ce que tu vois cela ? Est-ce que tu as avec toi-même un commerce pur… ? Es-tu tout entier une lumière véritable… ? Te vois-tu dans cet état ? Tu es alors devenu une vision. » (Traité 1, Enn. I, VI,9. Traduction Bréhier, TB)

Ainsi, dans son tout premier traité, Plotin avait déjà proposé une allégorie : c’était une image de sortie de la caverne, de sortie sans aucun déplacement corporel. Porté par le discours de Diotime au jeune Socrate dans le Banquet, est ici décrit un voyage intérieur. Que ton âme voie d’abord actions et œuvres des hommes bons ; puis qu’elle s’attache à voir les âmes des hommes bons. Mais comment serait-ce possible ? Un Alcibiade, qui pressent la beauté de l’âme de Socrate après avoir souvent entendu ses paroles, la devine sans la saisir : il peut si peu pénétrer cette âme étrangère qu’il se sait toujours surpris, à chaque rencontre, par ce que Socrate lui dit. Et donc s’il faut scruter une « âme », une seule, c’est la seule qui nous soit proche : la nôtre. Or notre âme est comme la statue de Glaucos qu’on remonte de la mer : salie, couverte de moules et de coquillages, d’algues,… il faut la nettoyer ; il y a tellement de parasites dans notre propre esprit. Frotte, gratte, jette, jusqu’à voir ton âme vertueuse, pleine de sagesse : purifiée et bonne donc. Tu as fait sauter le gris, le vert, le noir… : il te reste l’éclat de ton âme, or séparé de sa gangue. Comme déjà ici, dès que Plotin parle de beauté, les images qui viennent sous sa plume sont empruntées au visuel : œil, lumière, éclat sont les mots qu’il emploie à chaque fois : évidemment ils sont à comprendre comme mentaux, ou incorporels. Comme nos yeux éclairent devant eux, brillants comme des yeux de chat ; de même notre esprit est comme une lumière, ou comme un soleil intérieur :  « Jamais un œil ne verrait le soleil sans être devenu semblable au soleil, ni une âme ne verrait le beau sans être belle. » (T1, 9)

L’âme pure voit la beauté spirituelle.

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