« L’art de généraliser »: sur le statut de la généralité chez Rousseau
Si la fécondité d’une pensée se mesure aux débats que son interprétation suscite, peu de pensées sont aussi fécondes que celle de Rousseau. La notion de volonté générale y est pour beaucoup. Deux courants ont marqué, à cet égard, les deux dernières décennies. Le premier concerne la généalogie de la notion de volonté générale, qui verrait une translation du théologique au politique et aurait une origine malebranchienne. Initié par Alberto Postigliola, ce courant a trouvé son expression la plus développée dans les ouvrages de Patrick Riley. Le second concerne sa postérité (qui serait en même temps sa vérité) et fait de Rousseau un précurseur de Kant, son Jean-Baptiste. Alexis Philonenko inclinait en ce sens. Simone Goyard-Fabre va jusqu’à l’épure dans son dernier ouvrage, faisant de Rousseau un Kant qui s’ignore, voire un Kant inabouti. Catherine Larrère avait, il y a déjà quelques années, noté la convergence de ces deux courants d’interprétation, comme leur commune impuissance à « expliquer la nature politique de la volonté générale ». Il importe de rendre compte de cet effet d’impasse et, surtout, d’y trouver le primum movens d’une nouvelle étape de la recherche.
C’est le statut de la généralité qui est ici l’enjeu. Je me suis employé, dans un texte récent, à discuter l’identification chez Rousseau du général à l’universel, et à montrer, au contraire, que c’est en mesurant cet écart que l’on peut comprendre l’originalité de sa pensée, ou si l’on veut son altérité. C’est à une étape ultérieure de l’analyse que je voudrais maintenant m’essayer. Se borner à distinguer le général de l’universel serait induire l’idée que la généralité est une universalité par défaut (ce qui en un sens est vrai : « nous ne pouvons la recevoir de si haut ») ; or il y a bien un statut positif de la généralité chez Rousseau, comme produit d’une opération de généralisation. C’est donc à cerner ce que pour lui généraliser veut dire que je vais m’attacher.