De l’âge heureux de la technique à la technoscience

L’artiste est resté longtemps confondu avec l’artisan dont il partage le statut inférieur et méprisé. Du même coup, il est souvent anonyme : c’est un artisan, compagnon d’une confrérie de métiers. Son œuvre est au service des doctes qui en sont les commanditaires : l’artiste n’est que l’exécutant qui met son savoir-faire au profit d’un « maître », prêtre ou prince. Face au travail artisanal, se dressent la majesté du verbe et la hauteur de la raison qui élève l’homme vers Dieu. Il y aurait donc deux façons de définir l’homme : par la raison (langage) ou par le travail (arts). La première définition est antique, la seconde moderne. Ce renversement peut encore se traduire autrement : il ne faut pas dire que l’homme a des mains parce qu’il est intelligent (sans l’intelligence la main ne pourrait actualiser sa polyvalence potentielle et ne serait une main que par homonymie), mais parce qu’il a des mains, il est intelligent. Le travail précède la raison. Du moins, la paléontologie suggère un développement parallèle des compétences. Avec la stature droite, les mains cessent d’être un moyen de locomotion, offertes à de nouvelles fonctions constantes (préhension), tandis que la position du cerveau recule, libérant les nouvelles zones du cerveau propres aux fonctions intellectuelles supérieures (langage). Donc à tous égards il faut faire « l’éloge de la main ».

L’humanisme c’est la culture de l’esprit, délié du corps, des sciences et des lettres. Mais l’humanité doit davantage ou autant aux arts et à son industrie qu’aux arts libéraux. L’esprit n’est rien sans le corps : l’activité pratique conditionne l’activité théorique. Le travail n’est pas une application dégradante de l’esprit à la transformation de la matière mais ce qui rend possible le progrès de l’esprit lui-même. Il ne faut pas voir dans le travail une chute de l’esprit dans le corps, mais l’origine réelle de toute conscience. Aussi, entre l’humanisme du langage (des opérations sur les idées et des signes sur les idées) et l’humanisme du travail, l’esprit philosophique, affranchi des préjugés sociaux, devrait-il toujours choisir le second. Que valent les humanités qui ne reposent que sur le discours qui s’ornemente (rhétorique), se commente et se glose sans fin (exégèse) ou qui s’élève si haut dans la spéculation (métaphysique, théologie) que l’esprit n’est plus en mesure de vérifier le sens de ses propositions ? Face au monde pensé par les hommes de la parole, se tient humblement l’humanité du travail, au contact des choses qui sanctionnent immédiatement les réussites ou les échecs de chaque entreprise.

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