« La leçon d’anatomie du Docteur Tulp » de Rembrandt (1632): le corps de personne
D’après les historiens, la dissection du corps humain, à des fins de connaissance, devient repérable avec l’ École d’Alexandrie, au IVe siècle av. J.-C. Mais, à peu près à la même époque, elle est désapprouvée en Grèce. Aristote, dans les Parties des animaux, ne s’appuie que sur des dissections d’animaux, dont la nature est proche de celle de l’homme, pour décrire l’anatomie humaine. Il marque sa réticence à pratiquer la dissection du corps humain : « ce n’est pas sans une grande répugnance que l’on peut voir de quoi est composé le genre homme… » (Parties des animaux). Le désir de savoir — « Tous les hommes désirent naturellement savoir » (Aristote, Métaphysique, livre A) — se heurte, dans ce cas précis, à une répugnance plus forte. Disséquer un cadavre humain pour en manifester les composants internes, ou pour comprendre les causes et les effets d’une maladie, est obscène.
La pratique existe donc, mais elle ne va pas de soi. Les vivants voient dans le cadavre humain autre chose qu’une simple configuration immobile de matière. Ce qui, de fait, est donné dans l’expérience comme un corps matériel inerte est en même temps soutenu par des significations nombreuses et diverses (religieuses, culturelles, morales, affectives) qui l’en écartent et d’une certaine façon l’en protègent. Le cadavre n’est jamais une pure réalité naturelle. Il est un ensemble de symboles. Un travail de symbolisation, qui prend différentes formes dans différentes cultures et à différentes époques, a pour trait principal d’arracher le corps à l’objectivité. Le cadavre est sauvé de l’objectivité (et de sa réduction à une chose) par le symbole qui fait de lui un cadavre proprement humain qu’on ne peut pas traiter comme n’importe quel corps. On peut disséquer le corps d’un porc, proche de l’homme par son anatomie et sa physiologie, mais pas un homme. On répugne à le faire, au sens premier du verbe : quelque chose donne envie de lutter contre, de lutter à coups de poing. La répugnance est le signe d’une résistance et d’une révolte. Il faudra donc qu’il y ait de lentes et profondes modifications dans le rapport symbolique au corps pour que l’obscène — ce qu’on ne montre pas — devienne spectacle dans La leçon d’anatomie du docteur Tulp. (Cf. complément en fin d’article sur le Symbole)
Les dissections savantes sur les corps humains semblent peu pratiquées entre le IIIe siècle av. J.-C. et la seconde moitié du XIIIe siècle. En ce qui concerne les dix derniers siècles, le christianisme a joué un rôle dans cette restriction tout en rendant possible son dépassement.
Pour la religion chrétienne, religion de la résurrection de la chair, le cadavre s’inscrit d’emblée dans des symboles qui lui donnent une dimension supra-objective (morale, métaphysique et théologique). Le cadavre met en présence du mystère de la mort. Il est, de plus, le destinataire de rites dont la fonction principale est de signifier que ce qui paraît être une fin (la fin de la personne) est en vérité un seuil. Décéder, c’est sortir de la vie ; sortir, c’est passer du dedans au-dehors. Le en dehors, cet espace symbolique irréductible à l’espace matériel qu’occupe le corps, fait que le corps mort ne peut pas se réduire à lui-même (un corps matériel inerte). Immobile, il est animé par un mouvement d’ouverture invisible. Témoin d’une présence passée (la personne disparue), il annonce une manière d’être autrement présent à soi-même et à l’Autre. La dépouille, c’est ce qui a été soustrait de quelque chose. Ce sont les restes d’un reste qui lui est irréductible et d’un retour attendu de la personne dans son intégrité — son âme, son corps, sa vie.
On verra que Rembrandt interroge à sa façon, par la façon dont il représente le cadavre, cette transfiguration symbolique du corps. Le cadavre, chez Rembrandt, est dans une immobilité sans extase ; sa présence est signe d’une absence insondable et sans reste. Il n’est pas le signe d’un seuil, mais le témoin d’un événement sans issue.