L’imaginaire amoureux

Un soupçon vient, peu à peu, en réfléchissant au thème de l’imagination : l’imagination est comprise comme une faculté de l’esprit, au même rang que la perception ou l’entendement ou la mémoire. Or la théorie des facultés n’est plus vraiment examinée ni utilisée pour elle-même au XX°s , comme si elle appartenait à un passé de la pensée philosophique. Un seul philosophe, mais tout à fait original, continue d’y réfléchir beaucoup, c’est Gaston Bachelard, amoureux des sciences et de la poésie.

Par contre, le thème de « l’imaginaire » a peu à peu pris le dessus. Pourquoi ? Nous devinons que c’est dû à la présence reconnue, à la culture partagée qui est celle de la psychanalyse. Il est en effet très commode de reconnaître et de faire jouer, la trilogie lacanienne : « le réel, l’imaginaire, et le symbolique » (1936). Ce sont les trois registres essentiels du champ de la psychanalyse. Pour les comprendre, il faut revenir au stade du miroir, qui marque la constitution de l’être humain : il se joue entre six mois et dix-huit mois pour le petit enfant. Par hypothèse, le nourrisson, tel un corps morcelé, est en train de coordonner peu à peu ses gestes, d’élaborer la motricité qui l’amène à s’asseoir, à se déplacer à quatre pattes puis à marcher : il est en train de se constituer comme un être « un ». Or, quand il voit son image dans le miroir, surtout en entier, l’image de lui d’un coup lui permet une reconnaissance du tout qu’il est lui-même : « je suis cela que je vois, cette image »; à partir de là, il saura la position relative de sa tête, de son corps, de ses membres, et ses mouvements seront celui d’un être « un » ; il se verra comme un tout. L’enfant ayant l’idée de quoi il a l’air, comprend qui il est. Qu’a vu l’enfant ? Un être dont il comprend vite que c’est lui : car quand il bouge, il bouge ; quand il grimace, il grimace, etc. Aussi l’idée est que l’identification du « moi » est imaginaire. Il y a, dit Lacan, une « assomption triomphante de l’image avec la mimique jubilatoire qui l’accompagne et la complaisance ludique dans le contrôle de l’identification spéculaire ». L’enfant joue, l’enfant jubile, car il pense : c’est moi, là ! La perception visuelle d’autres êtres humains était déjà là ; le petit est content de voir à qui il ressemble, et pour lui, et pour autrui. Il est comme l’autre qui le voit ; son regard est comme le regard d’un autre sur lui. A partir de là, il commence à se savoir, et ses progrès font un bond en avant. L’enfant, se voyant comme tout, comprend son unité corporelle. Alors, le premier « moi » prend forme, suivi d’autres, qui vont être aussi des identifications, à d’autres images : des images d’autres enfants, des images d’adultes. Image de soi, image du semblable prévalent dans les identités successives. Est ainsi imaginaire le rapport narcissique — et altruiste aussi — de chacun à son moi : car cet enfant vu dans le miroir, c’est moi, je suis beau, tout le monde me le dit. Car le petit vit normalement dans un bain d’affection : il voit en son image un déclencheur de l’amour des autres. Il se sait objet de la tendresse. Et, d’après Lacan, l’enfant cherche ensuite des semblables qu’il se prendra à désirer et aimer, qui sont aussi des images de lui. Le désir, l’amour se glissent là aussi. On sait comme deux enfants aiment « s’imiter » l’un l’autre pour devenir amis. « Mon ami est comme moi, il fait tout comme moi ». Mon ami est lui aussi, une bonne image de moi.

Enfin, par «le  symbolique », Lacan entend tout ce qui a une même structure que le langage. Dans la langue, tout fonctionne par oppositions ; l’enfant lui-même doit prendre place dans un ordre préétabli (relations de parenté, relations sociales, mises sous le nom du Père).

Alors le terme « imaginaire » nous oriente vers le sujet, son moi, ses identifications sur images, autrement dit dans le domaine du subjectif et de l’intersubjectif ; de l’auto-érotisme et de l’érotisme. C’est ce qui est implicite dans l’écriture de Roland Barthes, quand il reconstitue le discours amoureux, et l’assume par un : « c’est un amoureux qui parle, et qui dit ». Dans un entretien, il précise son projet d’écriture ainsi :

« La sémiologie est devenue, autour de moi, hyper-formaliste, et j’ai eu envie d’un discours plus “affectif” ; puis, ce discours lui-même, sous le poids de la psychanalyse, m’a paru faire la part trop belle au “symbolique”, en traitant “l’imaginaire” en parent pauvre ; j’ai donc voulu assumer un discours de “l’imaginaire”. Il s’agit d’ajustements : la tactique change, la doctrine vaut ce qu’elle vaut, mais elle est toujours la même – je m’aperçois que je n’ai pas donné une précision : j’entends imaginaire, non au sens de l’imagination, mais dans le sens assez technique que lui donne Lacan : un registre psychique, différent du Symbolique et du Réel, qui est caractérisé par l’adhérence très forte du sujet à une image ». (« Entre le plaisir du texte et l’utopie de la pensée ». In Oeuvres complètes, V, éd Seuil, p. 542.)

Le discours lui-même entre dans le symbolique : le langage, par sa dimension syntaxique qui fait système, par sa dimension sémantique qui signifie, saisit et explore les enjeux de « réel », de « déréel » qui ont lieu dans le désir et la vie amoureuse ; or celle-ci, pour le sujet, engage son identité : l’autre est une Image, — une Image avec une majuscule — une image qui conforte la mienne ou la met en danger.

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