Publications par Démoris René

Peinture, sens et violence au Siècle des Lumières : Fénelon, du Bos, Rousseau

La quête du sens a longtemps fait partie intégrante du plaisir que procure la peinture. Roger de Piles l’énonce encore en 1708, dans son cours de peinture. Selon lui, la peinture nous “divertit” entre autres “ Par l’histoire, & par la fable dont elle rafraîchit notre mémoire, par les inventions ingénieuses, & par les allégories dont nous nous faisons un plaisir de trouver le sens, ou d’en critiquer l’obscurité; ”. Nul moyen de se dissimuler cependant que cette déclaration prend place dans un développement où s’épanouit l’éloge de “l’imitation vraie et fidèle”, dont la force “appelle” le spectateur en le “surprenant”. Au demeurant, s’il y a plaisir à critiquer l’obscurité des allégories, celui d’en trouver le sens est-il plus qu’un jeu ? Plaisir annexe ? S’annonce ici un avenir douloureux pour l’allégorie, à peu près unanimement condamnée par les théoriciens du siècle des Lumières. Mais s’ébauche aussi une autre voie, celle d’un triomphe de l’imitation simple, dont en somme la nature morte non symbolique (celle d’un Chardin qui évite avec soin, dans ses natures mortes, les éléments prêtant à interprétation) pourrait passer pour l’exemple le plus pur : peinture où il n’y a sens ni à trouver, ni à critiquer. Or cette voie, ni de Piles ni ses successeurs ne la prennent : le succès de telle ou telle oeuvre n’entraîne pas la reconnaissance attendue, pour le peintre et pour son genre. A interroger la pensée de l’image de peinture, mon propos est ici d’apporter quelques éléments de réflexion sur une situation paradoxale, sur la manière dont une certaine image de peinture, en somme, ne parvient pas à se penser de manière satisfaisante, en interrogeant trois textes, ce qu’ils disent et laissent penser.

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Condillac et la peinture

On sait que s’élabore, dès la fin du dix-septième siècle, et tout au long du dix-huitième, une mythologie du peintre (et aussi de son frère, parfois ennemi, l’écrivain) : figures héroïques, que les Lumières ont fait entrer dans l’Histoire, et qui, depuis, n’ont cessé de hanter nos idéologies. Ayant abordé ailleurs l’étude de ce champ, chez ceux que l’on peut appeler les critiques d’art, de Félibien à Diderot, je me demanderai ici quelles fonctions (sans exclure la symbolique) remplit chez Condillac la référence au peintre, à la toile, à la peinture, et en quoi elle éclaire sa conception du langage. Ce n’est pas sans espérer, en retour quelque lumière, sur tel énoncé de Diderot, celui, par exemple, du salon de 1765, où, ayant évoqué, à propos de Chardin, ces « philosophes » qui disent « qu’il n’y a rien de réel que nos sensations », l’écrivain s’exclame : « qu’ils m’apprennent, ces philosophes, quelle différence il y a pour eux, à quatre pieds de tes tableaux, entre le Créateur et toi ! » Que vient faire Condillac, indirectement désigné, dans cet amusant télescopage entre idéalisme et théologie? Assurément, il s’agit d’amener l’hyperbole Chardin-Créateur. Mais cette hyperbole, nous avons d’autant plus de raison de la prendre au sérieux que le terme de créateur est devenu, depuis, d’usage fort courant dans notre vocabulaire esthétique. Il y a peut-être quelque raison pour que Diderot, affronté au mystère Chardin, s’adresse à Condillac.

Chardin et la nature morte : pouvoirs illégitimes ?

« Nature morte » : un mot malheureux, selon Charles Sterling, qui évoque la Still-leven hollandaise, et sa traduction française de “vie coye”, vie tranquille, au repos, en somme la « nature reposée » de l’abbé Le Blanc en 1747. Nature morte ne daterait, semble-t-il, que de 1756. Sterling conclut cependant à ne pas abandonner le terme : « Les mots ne valent que par les associations qui en rayonnent, et il y a sans doute assez peu de gens aujourd’hui pour qui le mot de nature morte évoque le contraire de la vie » .
J’appartiens, hélas !, malgré toutes sortes d’efforts, à cette malheureuse minorité. Qui pis est, l’énoncé de l’historien de l’art, dont j’admire profondément le travail (j’aimerais qu’on ne s’y trompe pas), me paraît la forme extrême d’une injonction à ne pas entendre, à ne pas prendre en compte les « associations » (puisque le mot est prononcé ici) qui ne se laisseraient pas ranger facilement dans les cadres habituels. Car ce n’est pas l’hyperinterprétation que vise ici Sterling, mais bien l’usage le plus trivial du lexique. Par la procédure du constat, le spectateur se trouve sommé de ne pas penser cette association-là. Je suppose que c’est à cette condition qu’on est un « bon » amateur de peinture, et qu’on laisse la trivialité à ce que le XVIIIe siècle appelait le « gros du public » ou la « lie du peuple ».