Publications par Kirsch Marc

Claude Lévi-Strauss vu par Philippe Descola

Avant la guerre l’anthropologie française était surtout le fait d’anthropologues de cabinet – armchair anthropologists, comme on disait en Angleterre. Dans cette période, des hommes seuls comme Mauss ou Lévy-Bruhl en France, Frazer ou Tylor en Angleterre, maîtrisaient des masses considérables de données qu’ils essayaient d’organiser pour résoudre un problème ou expliquer une institution : le sacrifice, […]

La connaissance des choses : définition, description, classification

Commençons par les mots. Rien ne va de soi dans l’énoncé proposé. La connaissance des choses ? Tout fait problème, la connaissance comme les choses. Que compterons nous parmi les choses ? Un objet mathématique, Dieu, la mort, une loi physique, un fait social ? Un événement historique ? Si l’on en croit Paul Veyne, « les événements ne sont pas des choses, des objets consistants, des substances ; ils sont un découpage que nous opérons librement dans la réalité […] Les événements n’ont pas d’unité naturelle ; on ne peut, comme le bon cuisinier du Phèdre, les découper selon leurs articulations véritables, car ils n’en ont pas. »

« Les choses » composent un univers indéfini, un chaos de diversité et de différences. L’un des grands défis de la connaissance, c’est d’affronter le divers, de le mettre en ordre, de rendre possible son appréhension et sa compréhension. Si, comme le veut Aristote, il n’y a d’existence que du singulier, et de science que du général, il s’agit donc de passer de la collection des singularités à leur classification ordonnée dans le savoir. Ce qui suppose de passer de la réalité à la représentation, des choses aux mots. C’est tout le problème de la connaissance. Et c’est un vieux débat, en philosophie, de savoir si nous connaissons effectivement des choses, qui ont leur être en dehors de nous, et une unité naturelle autonome, ou si la connaissance n’atteint que des représentations qu’elle a elle-même produites, ou encore selon quelles modalités la connaissance et les choses qu’elles prend pour objet se façonnent mutuellement.

Et qu’est-ce que « la » connaissance ? Qui détient « la » connaissance sur l’or, par exemple : le joaillier, qui en exploite les qualités esthétiques et plastiques ? Le géologue minéralogiste, qui sait identifier les minéraux et rechercher des gisements aurifères ? L’électronicien qui utilise ses propriétés physico-chimiques ? Le physicien ou le chimiste, qui le définissent par sa structure comme l’élément de numéro atomique 79 ? L’économiste, qui y voit un type de placement et une cote en bourse ? Ou bien encore le poète, pour qui l’or est précieux à d’autres titres ? Autant de manières de se rapporter à une chose, d’en avoir une certaine connaissance – qui peuvent très bien s’ignorer mutuellement. Autant de manières différentes de définir, de décrire, et de classer. Dira-t-on que la vraie connaissance est la réunion de tous ces éléments ? Mais qui en est le sujet ? Et que dire alors de la dimension temporelle de la connaissance : Archimède connaissait un certain nombre des propriétés de l’or que nous connaissons aujourd’hui. Il était loin de les connaître toutes : dirons-nous qu’il ignorait ce qu’est l’or ? Et si l’on évoque Paracelse, qui attribuait à l’or des propriétés qui n’ont plus pour nous aucun sens, on en vient à des univers de pensée devenus incommensurables, au sens de Thomas Kuhn, parlant de la succession des paradigmes dans l’histoire de la pensée scientifique. Une interprétation nominaliste de cette idée, selon Ian Hacking , est qu’après une révolution scientifique, le monde des choses singulières ne change pas, mais le monde dans lequel travaille l’homme de science est entièrement différent, parce que ce n’est pas un monde d’individus, mais un monde d’espèces, définies par nos classifications. Ce monde-là change.