Etude de philosophie leibnizienne
La nécessité a pu être figurée par la déesse Ananké. Mais quel est son statut plus concret ? La nécessité est de l’ordre des jugements sur les modes d’existence de quelque chose. En somme, si je constate que tel événement arrive, je vais dire : c’est le fait, c’est cela le cas, c’est réel. Si je pense, pour le futur proche, qu’une chose peut arriver ou non, qu’elle est possible, son existence est contingente : comme le dit Aristote, demain, ou la bataille navale aura lieu, ou elle n’aura pas lieu. Si je pense pour le futur que tel événement ne pourra pas ne pas se produire : alors son existence est jugée nécessaire. Elle doit suivre d’une loi qui la met dans l’existence infailliblement. C’est ainsi que Galilée a dans chaque main un objet de poids différent : il ouvre ses deux mains en même temps, les objets touchent le sol simultanément. C’est la loi de la chute des graves : cette simultanéité est nécessairement constatée. Il peut prédire la simultanéité des chocs sur le sol.
Ordinairement, la nécessité est dite des « lois universelles de la nature », qui permettent de prédire. La contingence relève de ce qui dépend, par exemple, d’une décision humaine, qui sera prise ou non, suivie d’action ou non.
Sur la question du hasard et de la nécessité, c’est la science contemporaine qui est en pleine réflexion. Désordre, probabilités, turbulences, chaos. L’écho en est encore faible en philosophie : si ce n’est que le livre de Quentin Meillassoux, Après la finitude, 2006, l’aborde philosophiquement avec courage. Il a pour sous-titre : « Essai sur la nécessité de la contingence ».
Si nous nous adressons aux philosophes des Lumières, nous trouverons chez Spinoza un nécessitarisme clair et net. « L’ordre et la connexion des idées sont les mêmes que l’ordre et la connexion des choses. » Dieu étant la seule substance, tout suit de lui, selon ses attributs, nécessairement. La causalité, mécanique et non finale, est implacable ; et la liberté est une illusion de la conscience. C’est chez Leibniz que nous trouverons la plus grande ouverture de la pensée philosophique, celle qui augure de la pensée contemporaine. Car oui, en un sens, il tient pour la nécessité. Oui, il tient que Dieu ne fait jamais rien par hasard (Discours de métaphysique, XIX). Mais 1) son Dieu pense des mondes possibles et calcule le meilleur, qu’il pose dans l’existence : l’existence de ce monde était donc contingente, sinon faite au hasard – puisque Dieu est bon. Du moins ce monde n’est que l’un des mondes possibles, et il est capable de suites que nous n’aurions pas, nous, nécessairement prévues : il nous surprend parfois. 2) Le Dieu de Leibniz pense les « notions individuelles » qui sont, pour chacun de nous, comme l’arbre de nos destinées possibles, tel que l’histoire n’en retiendra qu’une ( la suite de routes que peu à peu, l’ordre des choses et nos décisions nous ont amenés à suivre, choisissant notre voie de carrefour en carrefour) : Leibniz avance alors la notion d’une « nécessité ex hypothesi » : qui est une forme de la nécessité travaillée par la contingence. 3) De plus, il est clair que, passionné par les mathématiques, par les jeux, par les probabilités, Leibniz ose penser, si j’ose dire, « le coup de dés » et ses suites, et sous quel rapport la vie est une loterie ! Or penser un coup de dés, c’est penser ensemble le hasard et les probabilités : échapper au nécessitarisme, mais peut-être ne pas trouver le pur hasard, mais des lois quand même. Car si un seul jet de deux dés donne un résultat imprévisible ; par contre toute une suite de jets retombera sur des prévisions calculables, et relèvera de lois statistiques. Leibniz est de ceux qui anticipent l’usage des très grands nombres (dominant à présent dans notre mathématique et notre astronomie).
En un sens, avant Darwin, qui lui aussi, en proposant une image de l’arbre buissonnant de l’évolution, combinait la nécessité avec le hasard, chez Leibniz l’arbre des destinées qui était intérieur à la notion de chaque individu avait déjà cette même forme ; ainsi que l’arbre des multiples univers possibles dans l’entendement de Dieu ; notre arbre des destinées n’en est qu’un cas singulier.