La « société de persécution » dans les Pensées diverses sur la comète

En reprenant le titre d’un célèbre ouvrage de Robert I. Moore, nous entendons analyser de quelle manière Bayle soulève, dès les Pensées diverses sur la comète, la question de l’intolérance et des persécutions. Certes, de cette première œuvre de Bayle, on retient souvent la critique de la superstition des comètes et le paradoxe de l’athée vertueux, corrélativement auquel Bayle émet l’hypothèse qu’une société d’athées serait parfaitement viable. Pourtant, la mise en question de l’intolérance en tant qu’attitude cohérente et spontanée dans le modèle de la société d’Occident chrétien et moderne n’a pas attendu la Critique de l’histoire générale du calvinisme du P. Maimbourg (1684), les Nouvelles lettres de la critique (1685), le Commentaire philosophique sur les paroles de Jésus-Christ « Contrains-les d’entrer » et Ce que c’est que la France toute catholique sous le règne de Louis le Grand (1686). Rappelons que la première version des Pensées diverses qui s’intitulait Lettre sur les comètes, avait été rédigée du temps où Bayle était encore professeur à l’Académie huguenote de Sedan, avant que le roi de France n’ordonne sa fermeture. Et la première édition des Pensées diverses paraît en 1682, c’est-à-dire deux ans seulement après le revirement de Louis XIV qui, à partir des années 1680, devient un roi-dévot, soucieux de sa gloire et aspirant à être le champion du catholicisme en Europe. Pour cela, il lui faut restaurer l’uniformité confessionnelle du royaume en effaçant l’affreuse « bigarrure » du pluralisme religieux au sein de l’État et cela aboutit en 1685 à la révocation de l’édit de Nantes. Une triple violence s’abat sur les huguenots, comme on désignait alors les protestants réformés de France ou ceux de la « Religion prétendument réformée » : violence légale par la multiplication de lois discriminatoires, violence militaire par les successives campagnes de dragonnades, violence idéologico-symbolique par des discours de propagande et une rhétorique de la violence religieuse. D’autre part, la vie même de Bayle est très tôt marquée par la question de l’intolérance puisque, fils d’un pasteur du sud de la France, il se convertit au catholicisme en 1669 et obtient une bourse pour entrer au collège des Jésuites de Toulouse. Mais à peine dix-huit moins plus tard, il abjure et doit s’exiler à cause de son nouveau statut de « relaps » qui l’expose à la peine capitale. Dans ces Pensées « diverses »au sens où Bayle revendique une liberté d’écrire, sans plan prédéfini et au gré des pensées qui le traversent, comment aurait-il pu ne pas évoquer ou passer sous silence un fait d’une aussi grande actualité que l’intolérance et le retour aux persécutions ? Le contraire aurait même été étonnant tant en raison du contexte historique que biographique de Bayle. Mais il est vrai que Bayle n’attaque pas aussi frontalement l’intolérance qu’il ne le fera par la suite. En fait, c’est davantage une critique indirecte, larvée ou dis/simulée d’une société de persécution chrétienne, à laquelle nous assistons dans les Pensées diverses. Cela justifie ainsi la double exigence herméneutique qui est la nôtre face au texte et à son commentaire : d’une part, ne pas minorer la question de l’intolérance dans les Pensées diverses et rectifier la tendance de la littérature secondaire à faire partir celle-ci uniquement de la Critique générale de l’histoire du calvinisme du P. Maimbourg ; mais d’autre part ne pas la majorer en rétroprojetant chez Bayle sa critique ultérieure et explicite de l’intolérance. Dans la suivante analyse qui ne se veut pas exhaustive mais indicielle, il s’agira de comprendre que Bayle ne cherche pas encore à critiquer l’intolérance en elle-même, sinon indirectement, mais à faire saillir les contradictions aiguës de la société d’Occident chrétien et moderne.

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