En envoyant les êtres vivants dans le monde, le dieu avait-il prévu qu’ils devraient pouvoir sentir, percevoir ? Avait-il dû raisonner ? Avait-il eu la bonté de les doter par anticipation de vue, d’ouïe, etc… ? Si nous nous mettions dans l’esprit divin, si nous pensions comme Dieu (donc sans enchaîner des propositions) nous le verrions connaître chaque idée (eidos) sans devoir chercher une « aitia » ou cause, ou un « dioti » ou pourquoi qui la mettrait dans l’être, qui rendrait raison de son essence. C’est que l’esprit divin pensant l’idée d’homme, par exemple, pense une essence qui est complète, achevée. Cela veut-il dire que l’homme-idée est tel que son essence, totale, enveloppe tous ses prédicats, déjà ; que donc, la capacité de sentir y est, comme la compréhension, le raisonnement, etc. ; et que l’homme-idée est beau : c’est un tout harmonieux. Toute idée est belle. Et chaque idée (comme celle d’homme) appartient au tout que serait l’ensemble de toutes les idées : reliée à chacune, elle est en harmonie avec les autres idées: les relations entre idées les mettent en accord, en cohérence : alors, dans cette hypothèse, leurs liens sont l’équivalent d’un « pourquoi » quant à elles : une ou des idées rend(ent) raison d’une autre idée. Et ainsi, semble-t-il , ce ne serait pas quand l’homme entre dans le devenir que les capacités d’entendre, de voir, de toucher, de goûter, d’odorer lui adviendraient. Alors la sensation préexisterait-elle dans les idées, dans les essences ? Faut-il admettre cela : « Il n’est pas vrai que l’homme intelligible soit seulement une intelligence et que la faculté de sentir lui soit ajoutée lorsqu’il se prépare à entrer dans le devenir ». Mais pour autant nous ne recourrons pas aux notions commodes de « en puissance et en acte », en disant que l’essence de l’homme (en idée) serait en puissance de perception, que, une fois l’homme devenu sensible, les sensations deviendraient en acte ; Plotin sent à cela une absurdité : parce que la faculté passerait de la puissance à l’acte juste au moment où l’âme deviendrait pire ! Il en doute. (T38, 3, 32-3)

Il est très difficile de penser tout cela, de trouver le bon modèle du rapport à ce qui n’est qu’idées, seulement pensées par l’esprit, et de ce qui se présente comme un vivant, corps animé, dans ce monde-ci, sensible. Il y a « aporie », difficulté. Nous savons comme Platon lui-même avait eu le courage théorique d’affronter cette aporie-là, dans le Parménide : comment penser le rapport entre une « idée », eidos, par exemple l’idée d’homme, et le sensible qui lui est homonyme : « un homme » ? Il avait essayé trois modèles possibles de la relation sensible-intelligible, et aucun modèle n’avait trouvé grâce à ses yeux. Les idées forment-elles comme un voile invisible au-dessus des réalités mondaines, voile tel qu’un bout recouvre un bout de réalité sensible ? ou sont-elles comme une lumière, présente également à tout ce qu’elle éclaire  ? Les idées sont-elles séparées du réel, et dès lors pour nous inconnues, ou y sont-elles immergées ? Les idées seraient-elles des paradigmes et les êtres réels des existants à leur ressemblance …, si c’était le cas, le risque serait de multiplier les existants, par exemple, entre l’idée d’homme et un homme en chair et en os, d’envisager « ce qu’il y a de commun ou de semblable », donc un troisième homme, un homme fictif mi-idéel, mi-réel ? Alors il y aurait trois hommes, et Platon craint qu’une multiplication ait lieu. Ne l’avons-nous pas ici, cette multiplication, chez Plotin ? Car, en menant une enquête il évoque « trois » hommes ! Trois, n’est-ce pas deux de trop ? Comment définir l’homme, en énoncer l’essence, si l’extension du mot homme est hétérogène, entre l’idée, la fiction et la réalité ?

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