Les joies de Vénus. De rerum natura, IV, 1091-1141

,

« Nourriture et boisson absorbées par le corps

peuvent y occuper certaines parties.

Ainsi se comble aisément le désir d’eau et de pain.

Mais d’un beau visage et d’un teint frais, rien ne pénètre

pour réjouir le corps, hormis des simulacres

ténus, espoirs souvent emportés par le vent, pauvrets !

Cette page de Lucrèce reste au fond de notre mémoire, comme quelque chose d’unique. C’est une description érotique saisissante : le mot « sexualité » n’y est pas, le mot « amour » n’y apparaît qu’une fois, tout à la fin. Tout se passe comme si Lucrèce avait mis à l’écart nos notions les plus générales pour parler de choses de ce genre (désir sexuel, rapport sexuel, coït, liaison amoureuse…) ; comme s’il avait laissé sur le bord du chemin les sentiments, les considérations morales et même psychologiques (car il tait ce que pensent les amants, ce qu’ils vivent en leur cœur). Tout au contraire, le lecteur tremble, comme un voyeur indiscret, qui ne verrait par le trou d’une serrure que les corps, leur suite d’actes, leur frénésie, leur combat. Lucrèce nous parle d’un corps à corps. Or de façon surprenante, il écrit un poème, mais un poème qui n’est pas pris de fureur ou de délire amoureux comme dans un mythe de Platon, car aux amants on ne voit pas pousser des ailes, ils ne s’élèvent pas vers le beau, non. Ils n’ont pas soif d’idée, mais ils boivent leurs salives ; ils n’ont pas faim de vin, mais à la rigueur ce pourrait être de sang comme des vampires, fantasmatiquement. Quand nous relisons cela, nous pensons au « réalisme » de Courbet, capable de produire un petit tableau, l’Origine du monde, représentant le buste et le sexe naturels d’une jeune femme allongée (privée de tête, de jambes et de pieds). Donc séparée de ses pieds pour la fuite (son corps est abandonné là), séparée de sa tête (de ce qui en elle pense, ressent, prend plaisir… et peut affronter un regard) : elle n’est plus un sujet. Peut-être serait-ce inspiré d’Homère, de cette scène où Aphrodite et Arès (Mars et Vénus) se retrouvent sur un lit, mais voient tomber sur eux un filet, piège que leur a tendu Héphaïstos : les dieux viennent les voir, ils rient de bon cœur ! Mais non, Homère est très elliptique : les amants vont au lit, se couchent et dorment. Le filet tombe sur eux. C’est tout. (Odyssée, chant VIII , vv. 270 sq)

Si une telle page préludait à quelque chose, ce pourrait être à l’Erotisme de Bataille ; car c’est l’ambiguïté qui domine. Chez Bataille, elle joue sur la proximité de la vie et de la mort : l’érotisme est le basculement de la vie dans la mort ; chez Lucrèce, c’est plutôt sur le désir et l’insatisfaction, sur le bien et le mal. Le corps à corps est décrit comme un désir frénétique nécessairement frustré : un désir d’union des corps impossible. Lucrèce demande qu’est-ce qu’espèrent au juste les amants ? Pourquoi recommencer « encore et encore », si c’est en vain ? Quelle rage les mène ?