La Terre. Une étude introductive à la philosophie husserlienne

« Pouvons-nous dire avec Galilée : eppur si muove ?

Et non, au contraire, qu’elle ne se meut pas ? »

(Husserl, L’arche-originaire Terre ne se meut pas)

Hegel exprime nettement l’attitude philosophique mère de celle qu’Husserl reprend à son compte. Hegel demande : Quel est le sens de la Terre ? Comment l’Idée s’empare-t-elle du sens de celle-ci ? Et il répond : – C’est dans un géocentrisme, parce que des êtres terrestres ne peuvent jamais donner un sens au monde que selon leur position terrestre.

« La planète est le véritable prius, la subjectivité dans laquelle ces différences dont il a été question ne sont que comme des moments idéels, la vitalité n’ayant qu’alors un être-là. Le Soleil sert la planète, ainsi qu’en effet, d’une façon générale, la Lune, les comètes, les étoiles ne sont que des significations de la Terre. » (Hegel, Encyplopédie, Philosophie de la Nature, add § 280)

Ce que suggère cette proposition, c’est que, puisque nous sommes des terriens, c’est à partir de la Terre que nous percevons et connaissons, donc élaborons une science de la nature. Et le mot important est « signification » : pour notre esprit, seul prend sens ce qui pose d’abord premièrement la Terre où nous sommes, où nous vivons : tout dans le monde prend sens pour nous par rapport à elle. Toujours ce qui prend sens pour nous dépend de notre condition terrienne. Aussi Hegel déconseille-t-il le « décentrement ». N’essayons pas de nous représenter le monde, l’univers dans son immensité sans poser mentalement la Terre en son centre, en ne nous fiant qu’à ce que les astronomes nous apprennent, nous disent en termes mathématiques.

« Lorsqu’il est question de fierté, il nous faut considérer la Terre, être présent, comme ce qu’il y a de plus haut. Lorsqu’on s’adonne à une réflexion hantée par la quantité, on peut bien laisser la Terre s’abîmer sous soi, la regarder comme une goutte d’eau dans la mer de l’infini : mais la grandeur est une détermination très extérieure. »(Hegel, ibidem).

L’astronomie nous confronte aux très grands nombres : mais comment ceux-ci prennent-ils sens pour nous ? Faut-il considérer la Terre comme un point dans les univers multiples, infinis, en expansion ? – Non, nous en serions nous aussi anéantis. Et Hegel dit :

« Nous allons donc maintenant nous fixer sur la Terre, notre patrie, non pas en tant que physique, mais en tant qu’elle est la patrie de l’esprit. »(ibidem)

L’esprit est sur la Terre comme dans sa patrie. Il pense, il donne sens à partir de cela même. Quand on pratique la phénoménologie, il s’agit toujours de poser en premier lieu l’esprit, et de considérer que toutes ses « pensées » sont les phénomènes qui lui sont présents ; or, toutes ces pensées-là ne prennent sens que pour un vivant marchant sur un sol, respirant l’air.

Husserl pense de même. Pouvons-nous dire, maintenant encore, demande-t-il, que « la Terre ne se meut pas » ? C’est une question que nous n’aurions peut-être pas songé à poser, si Husserl lui-même ne l’avait fait, s’il n’avait, dans ces pages de 1934, lui-même voulu défendre la proposition que « l’arche-originaire Terre ne se meut pas ». Ces pages sont fascinantes parce qu’elles sont tantôt claires et intelligibles, et tantôt obscures et difficiles à saisir, très souvent portées par des fictions, car Husserl vit et pense dans le décalage même qu’est la phénoménologie, par rapport au sens commun et à son respect de la représentation du monde issue de nos sciences. Elles le sont aussi parce qu’elles posent vraiment bien nettement la question du difficile rapport que la phénoménologie telle que la fonde Husserl entretient avec la science, en particulier avec la physique et l’astronomie, ce rapport étant présenté souvent comme un renversement par le phénoménologue. Husserl parle des sciences en termes de « crise », et il fait précisément remonter cette crise à « Galilée » ! Est-ce que vraiment, si nous nous engagions dans une démarche phénoménologique, le prix que nous aurions à payer serait de rompre avec les sciences ? Et pour quel bénéfice ? Quelle sorte de vérités trouverons-nous, si elles doivent renverser les savoirs des sciences ? Devons-nous faire passer ce que Hegel avait appelé notre « fierté » d’avoir pour patrie la Terre tellement en avant, que tout le langage scientifique au sujet du cosmos soit proscrit ?

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