Bachelard ou: pour une révolution copernicienne de l’imagination
Bien qu’elle ne soit pas ici l’objet essentiel de notre propos, la question insistante de l’unité de la pensée de Bachelard ne cesse de se poser à travers le parcours d’une œuvre tout à la fois diverse, féconde et renouvelée; gageons que cette question toujours controversée restera ouverte, aussi ouverte qu’a voulu l’être la philosophie de Bachelard.
En elle, l’exigence scientifique et l’exigence poétique se partagent deux mondes ; ceux du concept et de l’image, de la science et de l’imaginaire, de la raison et de l’imagination, du diurne et du nocturne : deux mondes non seulement distincts et hétérogènes mais, comme la dualité du sujet et du contre-sujet dans une fugue, opposés l’un à l’autre et l’un pour l’autre.
On sait que pour Bachelard la connaissance objective, qui se conquiert le long d’ « une chaîne de raisons qui ne soient pas des flammes », doit commencer et se poursuivre par un arrachement au narcissisme rêveur et à ses bonheurs d’images, à « l’adhésion aux confidences de notre esprit ainsi qu’à la séduction des premiers choix », bref aux floraisons d’images et aux illusions nées des premiers contacts avec l’objet, que valorisent les pulsions de l’inconscient. Psychanalyser la connaissance objective consiste à lire, en effet, les erreurs, les obscurités et les piétinements de la pensée savante comme la trace des conduites positives d’errance et de rêve, ayant leur source d’énergie dans cet inconscient affectif qui accompagne le travail de l’esprit scientifique. Au nom du droit de la raison à se gouverner elle-même, l’imagination, accusée ici d’être fauteur de troubles, est l’obstacle épistémologique premier : les images ont alors « la seule utilité d’être détruites » par le pouvoir polémique de la raison.
Pourtant, exclue par principe du domaine de la connaissance objective, l’imagination est superbement réhabilitée dans le monde de la rêverie et de la poésie, et Bachelard assure qu’elle y devient source d’énergies mutantes et commencement absolu; il lui rend ici ce que là il lui avait ôté : son légitime pouvoir de séduction, d’enchantement et de création, ainsi que la légitime adhésion du Cogito à en épouser le lyrisme des productions. Dès lors et symétriquement, Bachelard dénonce « l’obstacle onirique » que représentent par exemple l’analyse conceptuelle et les habitudes mentales de la connaissance objective, obstacle que les grands poètes, nous dit-il, ont l’heureux pouvoir de dissoudre. Bachelard troque donc l’ironie soupçonneuse du savant contre la « sympathie enthousiaste » de l’amateur d’images et de poètes.
Deux mondes donc, deux types de Cogito, deux versants d’une œuvre dont il n’a cessé de souligner la rupture essentielle qui marque le passage de l’un à l’autre, et si hétérogènes et opposés qu’ils ne peuvent pas ne pas être complémentaires dans un univers mental duophonique, « Penser les pensées », mais aussi, à côté, « rêver les rêveries », de manière à se préserver de la névrose qui-s’attache aussi bien à la seule existence scientifique qu’à l’exclusive existence rêveuse et poétique ; l’homme tout entier est dans ces deux faces qu’il faut faire coexister l’une à côté de l’autre : ainsi, profondément humaniste, Bachelard, offrant son bon sourire fleuri désormais inscrit dans sa légende, se désignait souvent lui-même comm un « Penseur-Rêveur », un « Philosophe-Poète ».