Quand Bachelard lit Nietzsche
Le chapitre V de L’air et les songes, de 1944, s’intitule « Nietzsche et le psychisme ascensionnel ». Il est composé de douze parties. Que Bachelard lise Nietzsche de près, et interprète ses écrits poétiques, plus particulièrement ses Poèmes, ainsi que des poèmes qui apparaissent ça et là dans ses œuvres majeures, et Ainsi parlait Zarathoustra, c’est une démarche tout à fait conforme à son approche des pensées par l’imaginaire ; et, en même temps, cette approche
est singulière : lui seul alors a cette initiative. Et, quand nous en prenons connaissance, ce n’est pas sans une dose de remords : car les philosophes, les enseignants de philosophie, ont toujours enquêté sur la « pensée » ou la supposée « philosophie » de Nietzsche sous l’angle des concepts, plus particulièrement ceux de vrai et faux, de bien et de mal ; cherchant quelle généalogie il donne à la morale, comment et pourquoi il renverse le platonisme, quelle est sa conception des philosophies du futur, dégageant son ontologie de la volonté de puissance, sa notion de « nihilisme », alors qu’il saute aux yeux à un lecteur impartial que Frédéric Nietzsche lui-même écrivait aussi beaucoup de poèmes ; et que ses images n’étaient pas des images destinées à illustrer, à expliquer mieux, qu’elles n’étaient pas pédagogiques, mais que bien plutôt elles sortaient de sa plume sous le coup d’une inspiration puissante et irrépressible. Notons d’ailleurs que si Nietzsche parle philosophie et philosophes, c’est avec une perspective critique et historienne ; c’est, méthodiquement, pour caractériser psychologiquement les philosophes et s’en moquer, pour les soupçonner (comme disait Paul Ricœur), pour prendre en pitié leurs vains efforts théoriques ; et cela, il le fait toujours sous l’angle temporel et historique, et par images, dans un dessein prophétique (anticiper, prédire qu’il va arriver quelque chose de neuf : espérer dans l’esprit libre du futur, dans le « surhomme », si ce mot fantasmatique a un sens). Par exemple, l’une de ses images les plus célèbres et significative est celle-ci : « Je vais vous dire les trois métamorphoses de l’esprit : comment l’esprit se change en chameau, le chameau en lion, et le lion en enfant, pour finir. » (Zarathoustra, I) Quand Ovide décrivait les métamorphoses des Dieux, Nietzsche présente celles de l’esprit. Et déjà là, d’une apparition à l’autre, se produit un allégement : le chameau porte de lourdes charges, c’est une bête de somme qui traverse le désert : il figure l’esprit qui se donne des tâches pesantes et difficiles, des devoirs, comme de s’humilier, de s’abaisser, d’enseigner (à savoir de parler aux sourds) et « descendre dans une eau bourbeuse » par amour de la vérité ; le lion figure l’esprit libre, souverain, confiant en sa force, qui dit « je veux » et refuse de penser en « tu dois ! »; enfin viendrait l’enfant. L’enfant est « innocence et oubli, commencement nouveau, jeu, roue qui se meut d’elle-même, premier mobile, affirmation sainte. » L’esprit devenu enfant va créer, de lui-même, pour lui-même, tout de nouveau : attendons-en le meilleur, sans encore savoir quoi.


