Images de la religion épicurienne chez Cicéron et Pierre Bayle (leçon 4)
La religion épicurienne
Dans le monde intellectuel où vivait Cicéron, les épicuriens importaient autant que les stoïciens, autant que les académiciens. Il y a eu, depuis Epicure lui-même, beaucoup d’épicuriens, dont l’existence est attestée jusqu’au troisième siècle. Ce que nous savons de la pensée de la religion d’Epicure (-341 à -270) est très singulier, tout à fait à part, dans l’Antiquité gréco-latine. En effet, il existait une religion épicurienne ; dans les communautés amicales des épicuriens, une dévotion était de règle. Elle s’adressait avant tout à Epicure lui-même. [Nous ne pouvons manquer de penser qu’en Chine, à de grands sages comme Lao Zi ou Kong Zi, il fut et il est encore rendu des cultes dans des temples, sous le nom du taoïsme ou du confucianisme ; cela est sans doute cohérent avec le culte des ancêtres]. Epicure en mourant demanda à ses amis de se souvenir de sa doctrine (Diogène Laerce, VIII, 16). Dans son testament, Epicure indiquait qu’il voulait préserver le Jardin, et ceux qui y vivaient, en leur faisant des dons ; il affranchissait ses esclaves ; et il demandait de veiller de près à l’entretien et à l’éducation futurs des plus jeunes ; et puis il voulait que l’on fît avec son argent des offrandes funèbres aux membres de sa famille, qui eux aussi devaient être honorés ; et enfin il invitait ses disciples à le célébrer, lui, le vingtième jour de chaque mois. Il y aura une réunion ce jour-là « de ceux qui philosophent avec moi, réunion organisée pour célébrer la mémoire de Métrodore et la mienne ». (Diogène Laerce, VIII, 18) Il semble qu’à la suite de cette volonté testamentaire, les épicuriens aient pris le pli de réciter les maximes capitales, qu’ils savaient par cœur, le jour mensuel du culte. Les mauvaises langues diront qu’Epicure était un dieu aux épicuriens ; mais cette méchanceté ne s’impose pas ; tous ceux du Jardin étaient conscients qu’Epicure était un grand homme, un maître de science et de sagesse, « comme » un dieu et non un dieu — et là encore, le rapprochement est possible avec ce qui est arrivé à Siddharta Gautama, dit l’éveillé ou bouddha, enseignant bien humain d’une sagesse, à qui, trois siècles après sa mort, un empereur, Ashoka, prit l’initiative de rendre un culte : ensuite, il y eut bien des temples et des moines bouddhistes, et pourtant c’est une religion sans Dieu ni dieux —. On ne peut pas penser nécessaire que là où existe un culte, il y a un dieu : ce serait entretenir un préjugé.
Pourquoi ce culte ? « La vénération à l’égard du sage est un grand bien pour celui qui vénère », dit la sentence vaticane 32. Cette vénération permet à la communauté de rester amicale, sans peur et juste, au cours des années ; car à la fois le sage est un modèle humain, et ses maximes utilisées aident à surmonter les tribulations de la vie, les divers maux. Par excès, on pourra dire : cet homme est « comme » un dieu. Mais que visait-il ? Que chacun aie confiance en la nature et calme ses angoisses ; qu’il aie confiance en ses amis, toujours prêts pour lui.
On rattachera volontiers à cette sentence celle-ci : « Fais toute chose comme si Epicure te regardait. » (Sénèque, lettre 25 à Lucilius). Epicure serait-il l’œil de la conscience ? En tout cas, pas d’une conscience bourrelée de remords, mais d’une conscience claire.
Or nous savons que ce culte interne n’empêchait pas les épicuriens d’accepter les cultes de la société civile. Ils les ont pratiqués, ne se mettant pas à dos les autres citoyens sur ce plan : le culte des ancêtres, même celui de l’empereur n’étaient pas rejetés, mais pratiqués par ceux des épicuriens qui le voulaient. C’était au minimum de la prudence, et une précaution pour maintenir la tranquillité du jardin dans l’Etat ; mais cela pouvait être sincère aussi.