Diderot et les métaphores de l’animal : pour un antispécisme ?

Dans le troisième entretien du Rêve de d’alembert, Julie de Lespinasse – femme philosophe, elle-même peut-être hybride ? – adresse au personnage du médecin Bordeu une question qui lui brûle les lèvres : « Une question qui m’a cent fois passé par la tête et que je n’oserais faire qu’à vous : Que pensez-vous du mélange des espèces » (I, 669) ? Interrogation d’autant plus périlleuse qu’elle concerne autant l’ordre naturel que l’ordre politique. Nous sommes en effet avertis par la Réfutation d’Helvétius « qu’il est bien difficile de faire de la bonne métaphysique et de la bonne morale sans être anatomiste, naturaliste, physiologiste et médecin » (I, 813). De même, quel ordre politique peut donner sens à cette remarque de l’article « Animal » de l’encyclopédie où le texte des chapitres 1 et 2 du tome I de l’Histoire naturelle de Buffon est repris et détourné à la fois par les incises de Diderot : « On conçoit bien que toutes ces vérités s’obscurcissent sur les limites des règnes et qu’on aurait bien de la peine à les apercevoir distinctement sur le passage du minéral au végétal et du végétal à l’animal […]. L’observateur est forcé de passer d’un individu à un autre : mais l’historien de la nature est contraint de l’embrasser par grandes masses ; et ces masses il les coupe dans les endroits de la chaîne où les nuances lui paraissent trancher le plus vivement ; et il se garde bien d’imaginer que ces divisions soient l’ouvrage de la nature » (enc. I, 471 2) ?

Il faut donc tenter de mesurer le double enjeu de la réflexion de Diderot sur la notion d’espèce, dans le champ de la philosophie naturelle et dans celui de la philosophie politique. Dans un premier temps, je vais parcourir l’évolution de la position de Diderot naturaliste sur la détermination de cette notion ; dans un second temps, je m’interrogerai sur les raisons du privilège accordé au dis- cours métaphorique et sur le statut des métaphores de l’animal ; je me demanderai enfin en quoi ce choix oriente le philosophe vers la position radicale et résolue d’un antispécisme dont les conséquences éthiques et politiques méritent d’être évaluées.

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