« Le langage indirect et les voix du silence » — L’œuvre d’art entre archéologie et téléologie de la culture
« Le Langage indirect et les voix du silence » a été publié par Les Temps modernes en juin et juillet 1952. Il s’agit d’un extrait, remanié pour cette publication, d’un ouvrage plus vaste, dont la rédaction a été finalement abandonnée, qui devait s’intituler Introduction à la prose du monde et dont une partie rédigée a été éditée plus tard par C. Lefort sous le titre La prose du monde. La comparaison entre la version primitive (celle de l’ouvrage abandonné) et la version remaniée (celle des Temps modernes) est souvent instructive.
Merleau-Ponty se propose de penser l’historicité de l’univers de la culture, fondé dans l’expression, et de distinguer non seulement différentes figures de la culture — tradition culturelle répétitive, arts muets, arts du langage, sciences, philosophie —, mais les différents types d’historicité qui leur correspondent. Cette analyse différentielle de l’historicité culturelle rencontre deux questions centrales.
La première concerne la concurrence entre une compréhension ‘hégélienne’ de l’historicité culturelle, centrée sur le concept d’Erinnerung et une compréhension ‘husserlienne’ de l’historicité culturelle, centrée sur les notions de tradition comme oubli des origines et d’institution.
En un sens ces deux façons de penser l’historicité paraissent bien être, pour Merleau-Ponty, compatibles et complémentaires : la première serait appropriée aux œuvres du langage, tandis que l’autre conviendrait plutôt aux œuvres muettes, comme la peinture. Mais en un autre sens, elles sont concurrentes. Certaines œuvres de langage sont apparentées avec les œuvres muettes : ce sont celles qui donnent à penser, qui ont « un pouvoir d’expression elliptique », présentent des « matrices d’idées » et qui, ainsi, malgré leur qualité d’œuvres de langage, ont le même mode d’expression que les œuvres muettes. Et si certaines œuvres de langage se prêtent à l’analogie avec la peinture, pourquoi, de proche en proche, tout le champ des œuvres de langage ne serait-il pas compris dans l’analogie avec les œuvres muettes, qui deviendraient alors un paradigme universel d’intelligibilité de la culture ? Merleau-Ponty ne prend pourtant pas ce chemin : il souligne la spécificité et l’excellence de l’œuvre de langage, particulièrement de l’œuvre de science et de philosophie. Sa pensée paraît ainsi partagée entre deux paradigmes d’intelligibilité des œuvres de culture : l’un est téléologique et comprend le champ de la culture à partir de son achèvement dans l’œuvre de langage ; l’autre est archéologique et comprend le champ de la culture à partir de son avènement ou de son origine perpétuelle dans les œuvres muettes. Le champ des œuvres d’art est tendu et peut-être déchiré entre la lecture archéologique et la lecture téléologique.