Montaigne lit Solon: « Qu’il ne faut juger de notre heure qu’après la mort »
MONTAIGNE lit un texte grec, court et très célèbre. À vrai dire il s’agit à peine d’un texte ; plutôt d’un mot — et plus exactement d’une sentence. La sentence est la forme particulière et privilégiée de la parole du sage. Le sage est d’abord et avant tout un homme de bon conseil. La mémoire des hommes a conservé quelques sentences de ces sages énigmatiques, que la légende veut sept. L’antiquité grecque attribuait à SOLON la sentence qui retient l’attention de MONTAIGNE : c’est comme parole prononcée par SOLON qu’ARISTOTE l’examine longuement au Livre I de l‘Ethique à Nicomaque. Notons au passage que ce chapitre 11 du Livre I de l’Ethique à Nicomaque est l’un des plus délicats, et des plus profonds peut-être aussi de l’ouvrage ; notons aussi que MONTAIGNE s’y réfère, lorsqu’il écrit, dans les marges de l’exemplaire dit « de Bordeaux » : « Aristote, qui remue toutes choses, s’enquiert sur le mot de Solon que nul avant sa mort ne peut estre dict heureux, si celuy là mesme qui a vescu et est mort selon ordre peut estre dict heureux, si sa renommée va mal, si sa postérité est misérable » (Essais, 1, 3).
Dès l’antiquité, la sentence de SOLON était devenue proverbe, voire lieu commun ; on la trouve notamment chez SOPHOCLE (Œdipe Roi). La sentence dont MONTAIGNE à son tour « s’enquiert » est donc une parole bien connue et qui a déjà longuement retenu l’attention d’hommes éminents. Une double raison fait donc que pour MONTAIGNE le mot de SOLON vaut qu’on s’y arrête et mérite qu’on fasse effort pour l’interpréter : d’une part la réputation légendaire de celui qui l’a prononcé ; d’autre part le nombre et la qualité des esprits qui l’ont jugé digne d’être examiné. L’une et l’autre chose se portent garant qu’il y a, dans cette sentence, quelque chose qui mérite d’être saisi et retenu.