Quelle justice ? Quelle rationalité ? La mesure du Droit dans l’Esprit des lois
Au livre I de L’Esprit des lois, la définition liminaire des lois comme « rapports nécessaires qui dérivent de la nature des choses » semble écarter toute ambition normative. La critique sera unanime : soit qu’elle dénonce un spinozisme latent , associé à la dissociation de la loi et du commandement (Destutt de Tracy), soit qu’elle récuse la conception de la justice supposant « que tout droit se fonde sur certains rapports ou relations » (Hume). Montesquieu se serait-il contenté de rendre raison des lois sans en mesurer la justice (Condorcet) ? La compréhension des histoires juridiques et l’explication des institutions se substituent-elles à l’optique du fondement, de la légitimité, en un mot des principes du droit politique (Rousseau) ? L’éloge des sociologues, qui entendent inscrire Montesquieu au rang des fondateurs de leur discipline, semble conforter cette lecture. Hommage est désormais rendu à la relégation de la problématique idéaliste de la justice au profit de l’étude comparée des droits positifs . Une toute autre interprétation est cependant possible : loin de reconduire le droit au fait, Montesquieu aurait rendu au genre humain ses droits. L’Esprit des lois serait le « code de la raison et de la liberté », invoquant « les droits respectifs des hommes les uns sur les autres » . L’optique de la rationalité et celle de la justice semblent donc inconciliables : il faut opter entre déterminer le juste et rationaliser le droit. Hegel, enfin, propose une troisième voie. La conception historiciste – reprise, à la suite de Montesquieu, par l’école historique écossaise ou allemande – a raison de s’interroger sur l’émergence des institutions à partir des mœurs ou de l’éthique sociale d’un peuple ; mais face à l’abstraction contractualiste, l’explication de la genèse du droit ne peut suppléer à une détermination conceptuelle du juste.