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Le langage semble être l’objet privilégié de la philosophie déployée par J. L. Austin. Connu pour être l’inventeur du concept de « performatif » et avoir pratiqué une « philosophie du langage ordinaire », il semble logique de voir avant tout en lui un philosophe du langage. Pourtant, l’analyse du langage n’était pas une fin en soi pour Austin : rappelons, à titre de premiers indices, qu’il occupait à l’Université d’Oxford une chaire de philosophie morale et qu’il a toujours déclaré vouloir bâtir, en analysant l’efficacité du langage, une « théorie générale de l’action ». C’est un préalable si l’on veut bien comprendre les analyses qu’il offre du langage dans son œuvre. En réalité, pour lui, comme pour nombre de ses contemporains, la philosophie du langage joue le rôle de philosophie première, en tant qu’elle permet de repérer ce que l’on peut dire à propos de ce qui est et, dès lors, de déterminer ce que l’on peut penser.

Merleau-Ponty comprend la philosophie, à la suite de Husserl, comme nous invitant à revenir aux choses mêmes, à retrouver un contact ou une coïncidence avec les choses. Le philosophe communique avec le monde et cette communication est de l’ordre du contact, sa vision est une « palpation ». Mais en même temps il interroge, ce qui exige écart et langage. La question est de savoir quel peut être le statut du langage dans une philosophie qui pense le rapport à l’Être comme contact et interrogation.
Si la philosophie est contact ou coïncidence, si elle doit prendre au sérieux le retour aux choses mêmes, alors elle n’a pas à « chercher un substitut verbal du monde que nous voyons » . Mais si elle est interrogative, elle n’a pas non plus à dépasser le langage en recherchant une coïncidence sans langage et sans distance. Le langage n’est pas l’ennemi de la coïncidence que recherche la philosophie. Le philosophe est philosophe pour autant qu’il veut « mettre en mots un certain silence en lui qu’il écoute » . Si ce projet doit ne pas être un « effort absurde », il faut que ce silence se prête au langage ou que la coïncidence avec les choses que le philosophe recherche ne soit pas étrangère au langage, bref qu’il y ait un « langage de la coïncidence »…

Si Locke avait eu « le courage ou le loisir de […] corriger les défauts » de son Essai sur l’entendement humain, l’Essai sur l’origine des connaissances humaines aurait-il vu le jour ? L’« Introduction » de l’Essai de 1746 semble imputer aux « longueurs, aux répétitions et au désordre qui règnent » dans le traité lockien son incapacité à mener à bien son projet initial : refaire de la métaphysique une science première, capable de « rendre l’esprit lumineux, précis et étendu, et, par conséquent, le préparer à l’étude de toutes les autres » , en cherchant l’origine de la connaissance dans l’expérience. En réaction contre la métaphysique de l’innéisme s’ébauche ainsi une autre métaphysique, centrée sur l’étude génétique des idées et des opérations de l’entendement humain. Pourtant, « il ne paroît pas que ce philosophe ait jamais fait son principal objet du traité qu’il a laissé sur l’entendement humain » : en reléguant négligemment l’étude « des mots » dans la troisième partie de son ouvrage, Locke ne s’est pas seulement privé de précieuses « lumières sur le principe de nos idées » ; il a, s’indigne Condillac, sabordé son objet, puisqu’il « a passé trop légèrement sur l’origine de nos idées » – l’objet même, pourtant, de l’enquête lockienne. D’où la nécessité, pour Condillac, de reprendre à nouveaux frais le projet lockien, en restituant au langage la place qui doit être la sienne dans la nouvelle métaphysique. Plus précisément : « j’ai cru qu’elle devait faire une part considérable de mon ouvrage, soit parce qu’elle peut encore être envisagée d’une manière neuve et étendue, soit parce que je suis convaincu que l’usage des signes est le principe qui développe le germe de toutes nos idées ». L’Essai sur l’origine des connaissances humaines, dès lors, ne saurait être lu exclusivement comme une série d’annotations dans les marges du traité lockien : la découverte de Condillac constitue une solution nouvelle au problème de l’origine de nos idées. La position inédite du problème du rapport entre signes et idées, entre langage et connaissance, n’annonce-t-elle pas en fin de compte la conversion de la métaphysique en une grammaire des idées ?

La plus grave erreur, et la plus commune, que les philosophes puissent faire à propos du Capital est de fonder toute leur lecture sur son sous-titre « Critique de l’économie politique ». Bien sûr, il y a critique. Mais cette critique se rattache à une théorie. Elle ne vaut que ce que vaut cette théorie. Encore reste-t-il à savoir ce que l’on doit entendre ici par « théorie ». Le désintérêt, assez général chez les philosophes, à l’égard de cette question conduit à une neutralisation de la critique…

Cet article commente le texte suivant :
« Au début, le passage de sa vie idéale à la société civile peut apparaître au jeune homme comme un douloureux passage à la vie de philistin. Jusque-là, seulement occupé d’objets universels et travaillant simplement pour lui-même, le jeune homme qui devient un homme doit, en entrant dans la vie pratique, être actif pour d’autres et s’occuper de singularités. Or, autant cela est impliqué dans la nature de la chose – puisque, s’il faut agir, il faut progresser en direction du singulier -, autant cependant l’occupation commençante avec des singularités peut être très pénible pour l’homme, et l’impossibilité d’une réalisation immédiate de ses idéaux le rendre hypocondriaque. A cette hypocondrie – quelque transparente qu’elle puisse être chez beaucoup –, nul n’échappe aisément. Plus tard l’homme est surpris par elle, plus graves sont ses symptômes. Chez les natures faibles, elle peut s’étendre à travers toute la vie. Dans cette humeur maladive, l’homme ne veut pas renoncer à sa subjectivité, il ne peut pas surmonter son aversion à l’égard de la réalité effective, et il se trouve, précisément, de ce fait, dans l’état d’une incapacité relative, qui peut facilement devenir une incapacité effective. Si, donc, l’homme ne veut pas sombrer, il lui faut reconnaître un monde comme subsistant-par-soi, pour l’essentiel tout achevé –, accepter les conditions qui lui sont imposées par ce monde, et, en luttant, arracher à sa dureté cassante cela même qu’il veut avoir pour lui-même…».
Encyclopédie des sciences philosophiques, Philosophie de l’Esprit, Add au § 396, pp. 438-439

« La parole n’est pas le “signe” de la pensée, si l’on entend par-là un phénomène qui en annonce un autre comme la fumée annonce le feu. La parole et la pensée n’admettraient cette relation extérieure que si elles étaient l’une et l’autre thématiquement données ; en réalité elles sont enveloppées l’une dans l’autre, le sens est pris dans la parole et la parole dans l’existence extérieure du sens.

« Nous ne pourrons pas davantage admettre, comme on le fait d’ordinaire, que la parole soit un simple moyen de fixation, ou encore l’enveloppe et le vêtement de la pensée. Pourquoi serait-il plus aisé de se rappeler des mots ou des phrases que de se rappeler des pensées, si les prétendues images verbales ont besoin d’être reconstruites à chaque fois ? Et pourquoi la pensée chercherait-elle à se doubler ou à se revêtir d’une suite de vociférations, si elles ne portaient et ne contenaient en elles-mêmes leur sens ? Les mots ne peuvent être les “forteresses de la pensée” et la pensée ne peut chercher l’expression que si les paroles sont par elles-mêmes un texte compréhensible et si la parole possède une puissance de signification qui lui soit propre.

Dans la mesure où le paradigme de la reconnaissance a été conçu par Honneth comme un moyen de renouveler la théorie critique tout en renouant avec ses sources hégélo-marxiennes, il n’est pas étonnant que différents auteurs aient cherché ces dernières années à reconstruire une théorie marxienne de la reconnaissance (Quante, Brudney et Chitty) et qu’ils aient cherché chez Marx une autre manière d’actualiser la théorie hégélienne de la reconnaissance que celle proposée par Honneth. Ces auteurs ont contribué à faire prendre conscience du fait que la théorie marxienne, qui ne fait certes pas du concept de reconnaissance l’un de ces concepts centraux, croise cependant la question de la reconnaissance de différentes manières, et est plus riche à cet égard que l’on aurait pu croire. Cependant, la démarche de ces auteurs semble problématique, et cela pour deux raisons principales : premièrement, Marx aborde la question de la reconnaissance dans le cadre de trois problématiques, hétérogènes les unes aux autres, qui sont difficilement unifiables en une théorie, fut-ce par reconstruction ; deuxièmement, certaines de ces problématiques sont incompatibles aussi bien avec le sens et la fonction théorique que Hegel donnait au concept de reconnaissance qu’avec les présupposés partagés dans la plupart des débats contemporains sur le reconnaissance. Cela ne signifie pas que pour les discussions contemporaines sur la reconnaissance, un détour par Marx soit dénué d’intérêt. Au contraire, le fait que l’approche marxienne de la reconnaissance soit parfois en décalage avec le cadre hégélien et avec les présuppositions des débats contemporains peut permettre d’identifier certains points aveugles et inviter à déplacer la discussion vers de nouveaux objets.

Les Manuscrits de 1844 et les « Notes sur James Mill » relèvent d’une première problématique. La question de la reconnaissance y est abordée dans un cadre théorique feuerbachien et hessien plutôt qu’hégélien, qui est totalement hétérogène aux débats contemporains. Ce n’est pas le cas d’une deuxième problématique, celle du pouvoir pratique de l’expérience de l’humiliation, récurrente de 1843 jusqu’à la maturité, qui semble plus directement inspirée de problématiques hégéliennes et qui rencontre certains des thèmes fondamentaux des discussions contemporaines. Une troisième problématique relève des remarques relatives aux rôles sociaux comme masques et personnifications de rapports économiques dans Le Capital.

Francis Bacon (1561-1626) est le contemporain, à trois ans près, de Galilée, et non tout à fait de Descartes. A la naissance de celui-ci, en 1596, Bacon a déjà trente cinq ans. L’ambition commune de fonder à neuf la connaissance de la nature et de réformer la philosophie permet de rapprocher les deux philosophes comme ce fut déjà la tentation de leurs contemporains et d’un nombre certain de leurs successeurs.

Ce qui frappe au premier coup d’œil dans les écrits de Bacon, lorsqu’on en prend connaissance pour la première fois, c’est l’opposition véhémente du philosophe anglais d’abord à la philosophie grecque et, plus généralement, à tout ce qui s’est écrit avant lui. Rien ne résume mieux sa position à l’endroit des Grecs que ce propos : « l’invention des choses doit se prendre de la lumière de la nature, et non se reprendre des ténèbres de l’Antiquité » (Novum Organum, I, § 122). Si Bacon reconnaît que « les sciences dont nous disposons nous sont d’une manière générale venues des Grecs », il ajoute aussitôt que « leurs doctrines furent principalement des discours de vieillards oisifs à des jeunes gens ignorants » (Novum Organum, § 71), justifiant ce jugement à l’emporte-pièce par le verdict selon lequel « leur sagesse est toute en mots et stérile en œuvres »…

On se propose ici de donner quelques éléments doctrinaux afin de comprendre le rapport complexe de Biran à l’égard de Condillac et des figures tutélaires de l’Idéologie, Cabanis et Destutt de Tracy. Sans l’idéologie, la pensée biranienne de l’effort n’aurait pas été possible – mais, sans une critique des présupposés de l’idéologie, la fondation de ce que Biran appellera plus tard la psychologie n’aurait pas non plus été possible. Le Mémoire sur la décomposition de la pensée dans sa version couronnée (1804) nous fait changer d’univers tant au niveau de la forme que du contenu : du point de vue du style ce n’est pas être injurieux que de faire remarquer le contraste entre la clarté, la limpidité de l’écriture de Condillac, des idéologistes et la phrase biranienne enchevêtrée, parfois tortueuse. Biran fait le choix de la complexité contrairement aux idéologistes qui partagent le préjugé condillacien selon lequel l’évidence, si elle n’est plus de nature intellectuelle comme le croyait Descartes, s’enracine dans la simplicité et s’exprime dans une langue compréhensible pour tous. Avec Biran la langue philosophique redevient technique, bien avant la greffe de l’idéalisme allemand sur la philosophie française opérée par Cousin. Pour ce qui est du contenu il serait vain de chercher à faire du Mémoire de 1804 une anticipation de la pensée biranienne ultérieure, on a affaire à une œuvre de transition où le dialogue critique avec Condillac et les représentants de l’idéologie est omniprésent.

Dans un passage célèbre de son David Hume (1787) Jacobi évoque le souvenir que lui a laissé la lecture de l’analyse kantienne de l’existence dans l’écrit précritique de 1763, L’unique fondement possible d’une démonstration de l’existence de Dieu. La découverte de l’irréductibilité de l’existence l’a ravi au point de lui donner de « violents battements de cœur » comme Malebranche devant le Traité de l’homme de Descartes. Pour un penseur comme Jacobi faisant de l’existence l’objet d’une révélation antérieure et supérieure à toute conceptualisation, il fallait bien pour ainsi dire une révélation personnelle susceptible de l’éclairer dans sa démarche philosophique. Même si Jacobi n’épargne pas ses critiques à l’idéalisme de Kant contraire à la croyance en la réalité qu’implique une telle révélation, le ton est donné. La positivité de l’existence devient un thème omniprésent dans la séquence philosophique qui s’ouvre immédiatement après Kant et ce n’est pas le moindre des paradoxes que la montée en puissance de l’idéalisme allemand s’accompagne d’une attention extrême à l’existence dans son surgissement, aux structures eidétiques et ontologiques de la facticité. Quelques décennies plus tard cette promesse de veiller à la positivité de l’existence a été trahie : qu’il s’agisse de Schopenhauer, tordant le transcendantalisme kantien en confondant l’apparition et l’apparence (le monde phénoménal étant le voile de Maya) ou de Friedrich Schlegel, faisant du système hégélien une divinisation de l’esprit de négation, c’est la part méphistophélique, négatrice, qui semble l’avoir emporté sur la part faustienne, affirmatrice, accueillante à l’être. Certes les choses ne sont pas aussi tranchées : la plupart des critiques de Kant avaient déjà souligné la dimension destructrice de la philosophie critique, travail de sape de la métaphysique traditionnelle, voire de la morale par son rationalisme radical et son apparent subjectivisme. Et Jacobi lui-même ne manquera pas, comme on l’a dit, de faire chorus en faisant de l’idéalisme un nihilisme qui s’ignore.

On se propose ici de montrer comment la séquence ouverte par Kant permet de comprendre cette caractéristique de la pensée idéaliste qui pose l’être comme indépendant de la pensée (positivité) tout en donnant un nouveau sens à la négation qui n’est ni logique (contradiction) ni ontologique (le néant).