De la colère – République, IV, 439e-441a
« Léontios, fils d’Aglaion, remontait du Pirée, le long du mur du nord, à l’extérieur : il s’aperçut que des cadavres gisaient près de chez l’exécuteur public : à la fois il désirait regarder, et à la fois, au contraire, il était indigné et se détournait. Pendant un certain temps il aurait lutté et se serait couvert le visage ; mais décidément dominé par le désir, il aurait ouvert grand les yeux et, courant vers les cadavres : Voici pour vous, dit-il, génies du mal, rassasiez-vous de ce beau spectacle ! » (439e-440a)
Ce qui peut étonner dans le récit de cette anecdote, c’est que Socrate ne décrit pas une lutte intérieure entre la raison et le désir, la première avançant contre l’envie de voir un : « ce n’est pas raisonnable, pourquoi ce désir violent de voir des cadavres te prend-il ? Calme-toi et passe ton chemin »… C’est que Socrate avance que c’est é orgé, la colère, dans Léontios, qui combat l’envie : Léontios duskhérainoi, se fâche, s’emporte contre son violent désir, oppose à l’envie de voir une indignation contre le spectacle. Cette guerre en son âme l’immobilise un temps, l’amène à se couvrir le visage de son manteau : puis il cède, il court vers ce qui va le torturer, tour en s’en faisant le reproche.
C’est par ce biais que Socrate introduit un tiers dans notre âme : la colère, et chemine vers la preuve que l’âme est composée, non de deux, mais de trois parties. Il avait opposé le logos ou la raison qui juge et discourt, les épithumiai ou désirs qui nous portent vers leurs objets, et il introduit maintenant le thumos, que nous dirions dans les mots d’aujourd’hui «émotionnel » : Léontios s’indigne, il crie, il est pris de tremblements, il pleure, il rit trop fort souvent : cela sans raison, cela sans désir. N’est-ce pas quelque chose de sensiblement caché en nous, de moins conscient, qui nous surprend nous-même et nous étonne ? Désirer boire, manger, aimer, nous savons ce que c’est et quels plaisirs cela nous donne ! Juger, raisonner, argumenter, nous le faisons avec une prise de conscience de notre pensée. Mais ce qui est monté dans l’âme de Léontios, tandis qu’il apercevait des cadavres, c’était un tel désir puissant de les voir de près que se sont levés, ont monté en lui un effroi, une forte répulsion, une colère contre soi ; Léontios se trouve en révolte contre sa propre pulsion voyeuriste. Sa raison se tait. C’est sa colère et son désir qui entrent en conflit : les deux sont puissants, les deux sont malicieux.