De l’idée de loi naturelle dans la science et la philosophie contemporaines
Nous nous proposons d’étudier l’idée de loi naturelle telle qu’elle se présente à nous aujourd’hui, de l’interpréter philosophiquement, d’en déterminer la signification métaphysique et morale. Pour poser le, problème avec précision, nous nous appuierons sur les résultats des spéculations du XVIIe et du XVIIIe siècle, lesquelles sont liées au développement de la science, moderne.
Les créateurs de la philosophie moderne, Bacon et [5] Descartes, ont donné pour objet à la science d’atteindre à des lois qui eussent le double caractère de l’universalité et de la réalité. Dépasser le point de vue ancien, suivant lequel les lois n’étaient que générales et idéales, s’élever au delà du vraisemblable et du possible, connaître le réel d’une façon certaine, telle fut, en dépit d’apparences parfois mal interprétées, leur ambition commune. Mais, si leur but est le même, les moyens qu’ils emploient pour y parvenir sont différents : Bacon suit la direction empiriste ; Descartes, la direction rationaliste.
Les Cartésiens estiment que l’on peut trouver dans certaines opérations de l’esprit, encore insuffisamment discernées, les principes de lois universelles et réelles. Descartes analyse la matière qui nous est immédiatement donnée, c’est-à-dire les idées, et il y découvre des éléments dont le caractère propre est d’être évidents au regard de l’intuition intellectuelle. Ces éléments sont, selon lui, les principes cherchés. Et de plus ils paraissent de nature à fournir des lois universelles ; mais, comme c’est de l’esprit qu’on les a tirés, permettront-ils d’atteindre à des lois réelles ? Tel est le problème que Descartes rencontre immédiatement. Dans le Cogito, ergo sum, que veut dire ergo ? Déjà il n’est pas sans difficulté de rattacher au Cogito l’existence personnelle. Mais l’existence de Dieu et des choses corporelles exigera une véritable déduction, laquelle sera de plus en plus compliquée. Après Descartes, Malebranche juge nécessaire de distinguer, des lois d’essence, les lois d’action ou d’existence, et il imagine, à ce sujet, sa théorie des causes occasionnelles. Spinoza établit, entre la causalité interne et la causalité externe, une distinction analogue, et fait effort pour rattacher les lois d’existence aux lois d’essence. Selon Leibnitz, ces divers [7] systèmes ne peuvent dépasser le possible. Au principe de contradiction, le seul qu’ils connaissent, il est indispensable d’ajouter un nouveau principe également absolu : le principe de raison suffisante. Celui-là sera le principe propre du réel. Ce n’est pas tout : au sein même des choses existantes, des séparations s’accentuent. Tout ne se ramène pas à l’ordre mathématique : les substances le dominent ; et, dans cet ordre supérieur, il faut considérer, d’une part, le physique, domaine des causes efficientes, d’autre part, le moral, domaine des causes finale. Chez Kant, ces distinctions deviennent des séparations. De plus, au sein du monde réel, entre les lois physiques et les lois morales apparaissent, chez lui, les lois biologiques, lesquelles sont, du moins pour nous, irréductibles aux précédentes, et supposent la finalité. Enfin, pour Schelling et Hégel, les lois d’essence et les lois d’existence sont insuffisantes : pour rendre raison du réel, il faut poser des lois de développement, déterminer un processus qui précède toute essence comme toute existence, et qui soit la reproduction dans la pensée de la création même des choses.
C’est ainsi que la philosophie rationaliste, qui partait de l’unité, s’est vue obligée de reconnaître différents types de lois. C’est qu’elle s’est trouvée en face de l’expérience, et que la confrontation de ses principes avec les faits l’a forcée à agrandir son cadre. A vrai dire, elle a pense réduire et rendre intelligible cette diversité. Mais elle n’y est arrivée en apparence qu’en modifiant de plus en plus le concept d’intelligibilité. Déjà Descartes, avec son intuition, modifie l’idée que les anciens s’étaient faite de l’intellectualisme. Avec Spinoza apparaît une notion nouvelle, celle de l’infini, laquelle, pour les anciens, était l’inintelligible même. Leibnitz ne craint pas [8] d’affirmer la réalisation actuelle de cet infini. Kant opère une révolution dans la doctrine de l’intelligibilité en admettant deux logiques : l’ancienne, celle d’Aristote, purement formelle, incapable de rien fonder, et la logique transcendantale, qui procède par jugements synthétiques a priori. Enfin Schelling et Hégel, en allant jusqu’à affirmer l’identité des contradictoires, abandonnent ouvertement le point de vue de l’ancienne logique. Celle-ci a donc paru insuffisante pour expliquer ce qui existe, et l’intellectualisme a presque dû la renier pour parvenir à enserrer le réel.