Heidegger, penseur de la modernité, de la technique et de l’éthique

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Il semble que le problème de l’éthique soit aujourd’hui le centre de l’intérêt du monde intellectuel et qu’il y ait une tendance à juger toutes les productions philosophiques du point de vue éthique, comme si – et c’est là, on le sait, la position de Lévinas – l’éthique et non l’ontologie était réellement devenue la prima philosophia, la philosophie première. On en est ainsi venu à accuser Heidegger d’avoir donné trop d’importance à la pensée de l’être et pas assez à celle de l’homme, trop d’importance à la spéculation abstraite et pas assez aux affaires humaines. Et l’on considère – dans le meilleur des cas – que sa faute principale en 1933 consista à croire qu’il pouvait, en tant que philosophe, infléchir dans un sens positif une situation politique des plus confuses. Les philosophes ne sont-ils pas en effet, à commencer par Platon, affligés d’une incurable cécité à l’égard des affaires pratiques et Heidegger ne s’est-il pas précisément comporté de manière typiquement platonicienne à l’égard de Hitler pendant la période de son rectorat ? Une telle explication peut sembler à première vue satisfaisante. Mais si nous considérons les choses d’un peu plus près, il nous faut admettre que la conception selon laquelle on oppose la théorie à la pratique ou l’ontologie à l’éthique est en fait bien simplificatrice et qu’il est fort possible qu’une telle opposition n’ait jamais existé en réalité, comme Heidegger lui-même l’a d’ailleurs suggéré dans Etre et temps, où il montre que le comportement théorique n’est jamais dépourvu d’action et que le comportement pratique de son côté n’est pas aveugle et possède lui aussi sa propre « vue ». Si l’être de l’homme est, comme Heidegger l’affirme, essentiellement défini comme souci, alors la pure observation d’un étant donné n’est pas moins exempte de « souci » qu’une action politique, et, comme il le déclare au début de la Lettre sur l’humanisme, « la pensée agit en tant qu’elle pense » et « cet agir est probablement le plus simple en même temps que le plus haut, parce qu’il concerne la relation de l’être à l’homme ».

https://www.cairn.info/revue-poesie-2006-1-page-34.htm