Perspectives critiques sur le concept scientifique de nature
Les bouleversements conceptuels introduits dans les sciences de la nature, depuis la révolution opérée au dix-septième siècle, pourraient fort bien se mesurer à l’aune d’une incertitude radicale : à la base des concepts et théories scientifiques, il y a désormais des indécisions. Ainsi, que l’espace soit absolu (Newton) ou relatif (Leibniz), cela n’empêche pas la mécanique d’être newtonienne ; il en va de même pour le temps. Par-delà ce couple de l’absolu et du relatif, on pourrait poursuivre les exemples et voir que les sciences exactes ont progressé tout en multipliant les indécisions, comme celles qui portent sur le continu et le discontinu, le fini et l’infini, le local et le global, etc. Ces indécisions ont la particularité de n’être pas préjudiciables au contenu et au développement des théories proprement dites ; elles relèvent des « fondements ». Tel est l’un des plus intrigants parmi les paradoxes de la science moderne, que le progrès de cette science conduit petit à petit à une dissociation entre son fondement et son contenu, comme si la science n’avait de compte à rendre qu’à elle-même. Indifférente à son origine, la science se soucie seulement de son but, qui est de trouver l’unité entre toutes les lois de la nature. Ainsi Newton, vers la fin de la préface de ses Principes mathématiques de la philosophie naturelle, affirmait-il que la synthèse conceptuelle effectuée en mécanique pour intégrer les phénomènes d’attraction et de gravitation pourrait peut-être, suivant un schéma identique, s’étendre à l’avenir à d’autres ordres de phénomènes.
Toutefois la progression vers l’unité des lois n’a rien de calme. Réfléchissant sur les leçons à tirer des développements révolutionnaires de la physique au vingtième siècle, le grand physicien Werner Heisenberg a montré que les modèles conceptuels de solution définitive n’existent que pour des domaines d’expérience limités ; une grande erreur de la physique moderne aura justement été de croire que le modèle fourni par la mécanique newtonienne pouvait s’appliquer à tous les domaines, comme celui de l’expérience sub-atomique. Nostalgique d’une réflexion sur les fondements, la philosophie peut même pousser un cri d’alarme, qui avait déjà été émis en son temps par Hegel. Selon Hegel, tout le mouvement d’idées vers la loi unique de la nature est un mouvement d’appauvrissement. Supposons en effet que la vérité réside dans l’unité universelle considérée en elle-même. La loi newtonienne de la gravitation universelle résulte de la coïncidence de deux lois déterminées : la loi de la chute des corps (Galilée) et les lois empiriques du mouvement planétaire (Kepler). Mais au lieu de comprendre l’unité de ces deux lois déterminées, dans la soi-disant unité supérieure chacune perd sa déterminabilité propre. Au lieu d’exprimer les deux lois simultanément, la loi unique de gravitation universelle se place au-dessus de chacune d’elles, de sorte que son vrai contenu (qui est le phénomène ou la chose sensible) n’est pas différent de sa forme. La loi supérieure d’unification ne procure tout au plus qu’un concept de la loi, un concept qui cependant a la particularité de passer auprès de l’esprit scientifique comme l’être lui-même. Il faudrait trouver une puissance cognitive qui tourne le concept de la loi contre la loi, à défaut de quoi la soi-disant unité supérieure n’indiquera jamais qu’un appauvrissement vis-à-vis du vrai contenu de la nature. Tant qu’elle s’en tient à son projet de connaissance de la chose sensible, la science se détourne en fait de son but, au moment même où elle croit s’en approcher…