Arracher la vérité. Une figure de la violence souveraine

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L’une des formes de violence les plus pratiquées, en privé, comme dans le domaine public, est la « mise à la question » : endossant le rôle du bourreau, un homme bloque sa victime, recourt à la force, parfois à la torture, en exigeant « la vérité ». Et c’est sous l’effet de la douleur, de la terreur, que l’autre « parle » : il avoue, ou il dénonce, ou il trahit des complices selon les cas. De quelles sortes de vérités s’agit-il alors ? De vérités de fait. Il serait très étonnant que le bourreau demande une démonstration du théorème de Pythagore, puisque c’est une vérité rationnelle, publique, sue de tous. Non : ce qu’il veut ressemble à : « j’ai menti, j’ai volé, j’ai séduit, j’ai comploté, je suis de telle secte », et autres choses de même farine : il s’agit de dire des actes passés, dont il peut être inculpé, qui étaient jusque là « secrets ». C’est à un silence, à une discrétion, que le bourreau veut mettre fin. Il dit : « – Parle ! » Mais comment peut-il espérer arracher une vérité à l’autre ? Arracher une dent, cela peut se faire. Mais la vérité ? Chaque être humain peut décider de se taire, ou décider de mentir ; il peut aussi, comme Zénon interrogé par un tyran, se couper lui-même la langue entre ses dents pour être dans l’incapacité de dire. Pourquoi dirait-on vrai, dans un contexte de violence ? Généralement le bourreau « souffle » les mots qu’il veut entendre : « Untel est ton amant ! Tu es manichéen ! Tu complotes contre le Parti ! Tu es une sorcière ! » Alors, le plus simple n’est-il pas de répéter ce qu’il a dit : « je t’ai trompé avec Untel, je suis manichéen, j’ai comploté contre le parti, je suis une sorcière ! » Cela, juste dans l’espoir que la douleur cesse ! Peut-on jamais « arracher une vérité » ? Il y a toujours entre l’homme, sa pensée intime, et les propos qu’il peut tenir ou non, beaucoup de possibilités ; et c’est parce qu’il le sait que le bourreau est en rage : il attend l’aveu, mais il sait que même la violence peut ne rien arracher, ou qu’elle peut faire sortir des mensonges, ou des fictions, ou des malédictions pour lui. Car qui dit vrai ? Celui qui n’a pas peur, celui qui a confiance, celui qui a le cœur droit et honnête, celui qui se maîtrise et sait qu’il n’a rien à perdre : par exemple, en stoïcien, il s’est identifié à son seul jugement, et non à son corps ou à ses biens. Le franc-parler est cynique, il est stoïcien, surtout il est libre : jamais imposé du dehors ; mais venu du dedans, issu d’une décision intérieure. Quelquefois aussi, celui qui est interrogé peut « avouer » avoir fait ce qu’il n’a pas fait, s’il sait que l’auteur du délit est une personne qu’il aime et veut protéger : il décide de se sacrifier pour elle. « Arracher la vérité » est une entreprise absurde. Mais l’absurdité n’est jamais crainte par le clan des « bourreaux » : ils veulent agir, faire quelque chose pour obtenir quelque chose : ce désir les presse, et les rend cruels. L’entêtement est proportionnel à la conscience que l’opération même est vaine. Peut-être, s’ils n’eussent rien fait, le « coupable » eût-il « parlé » de son propre mouvement : qui sait ?

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