Corps et esprit : physique et métaphysique du corps

La philosophie a longtemps raisonné en opposant le psychique, le spirituel, l’intellectuel et le physique, le charnel, le corporel. Âme-animus-psuchè vs corps- corpus-sôma. L’homme est un être double, composé de deux natures hétérogènes. Au regard de l’esprit, le corps constitue le fait et le signe de la finitude. Surmonter la finitude et accéder à une vie infinie, c’est s’élever à la vie de l’esprit, qui passe par la lutte contre le corps. C’est ce combat spirituel entre l’esprit et le corps qui passe pour le fondement de la tradition chrétienne : pour s’arracher à la pesanteur du péché, l’esprit doit se défaire de la chair.

« L’idée de finitude est si profondément liée à celle du corps que nombre d’exercices spirituels visent à maîtriser celui-ci, soit d’une manière directe, comme dans l’ascétisme et les multiples pratiques qui s’en inspirent (jeûne, abstinence, etc.), soit d’une manière indirecte, par une attitude de défiance à l’égard de la vie et du monde sensibles en général. L’unité du monde culturel de l’Occident se manifeste ici dans le parallélisme souvent rigoureux de ces conceptions religieuses et de certains thèmes qui appartiennent à la tradition philosophique et qui prescrivent à la conscience, comme condition nécessaire de son progrès, une sorte d’ascèse à l’égard du monde sensible et du monde imaginaire ».

Ce dualisme est tellement inscrit dans notre tradition culturelle qu’il n’est pas certain qu’un éloge du corps suffise pour s’en défaire. Répéter qu’il faut rechercher mens sana in corpore sano reconduit le dualisme au lieu de le circonscrire. La réhabilitation du corps, à certains égards, ne porte pas sur le corps lui-même, en totalité, mais « sélectionne et taille en lui selon un modèle préexistant. Le corps qu’on réhabilite est obtenu par une série d’exclusions. Il doit être en bonne santé, en forme, beau, à l’abri de la maladie et du vieillissement. De ce fait, on aurait tort de confondre la culture de ce corps avec un quelconque culte de la nature et de ce qui est naturel. Car vieillissement, maladie et mort ne sont pas moins naturels que leurs contraires. Ils le sont même en un sens suprêmement, puisqu’ils nous rendent à la nature. Le corps que l’on défend doit au contraire ne pas rappeler son appartenance à cette nature-là. En étant propre et inodore, il doit faire oublier son origine naturelle. En étant juvénile, lisse et mince, en effaçant tout ce qui le marque et l’alourdit de passer, il doit faire oublier son statut historique. Un tel corps n’a plus de racines dans le temps et l’espace. (…) Rien n’est plus spiritualiste que l’exaltation du corps ».

Paradoxalement, la réhabilitation du corps porte l’esprit à la domination : l’éloge du corps est spiritualiste. L’esprit tente de sauver le corps de sa naturalité, c’est-à-dire de le rendre transparent à l’esprit lui-même, faire oublier son épaisseur charnelle. Le corps doit oublier la chair en lui, entrer dans le présent de l’esprit.

« Corps et esprit » : le titre est à la fois, classique et très actuel. Classique si l’âme et l’esprit sont identifiés. L’esprit déploie des capacités qui transcendent les propriétés d’un corps, et qui ont toujours été rapportées à l’âme. Mais l’esprit n’est pas toute l’âme, par exemple tripartite chez Platon (épithumia, thumos, nous) ou composée de parties ou mieux de fonctions différentes, hiérarchisées entre elles selon l’objet et la finalité (Aristote). Actuelle, tant le mind-body problem est au centre des discussions les plus contemporaines en philosophie de l’esprit et en neurosciences. Évidemment, le problème corps-esprit n’est pas le même que la question âme-corps : il entend même se débarrasser, par substitution de l’esprit à l’âme, des enjeux principaux de la métaphysique (l’immortalité de l’âme, la compatibilité de l’union et de la distinction entre l’âme et le corps…). Mais l’introduction du cerveau dans le rapport esprit-corps reformule le débat sur le monisme ou le dualisme ontologique. Le cerveau est-il l’esprit ou le corps ? Peut-il être l’esprit, distinct d’une intelligence artificielle, sans survenir sur un corps biologique ?

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