Cicéron et la philosophie (première leçon)

I. La question de la langue

Qu’est-ce que lire Cicéron, pour un philosophe ? Quelque chose de très particulier, qui demande beaucoup de prudence et de réflexion. Ce n’est pas que Cicéron ne serait pas clair : non, loin s’en faut, il l’est vraiment. Mais, comme lecteur, allons-nous nous munir de ciseaux pour en découper des fragments, ou allons-nous avec candeur lire ses ouvrages philosophiques comme nous lisons un dialogue de Platon ou un traité logique d’Aristote… , pour réfléchir directement avec lui à une question philosophique ? Cicéron est-il seulement amateur de philosophie, traducteur de philosophie, ou philosophe lui-même ?

Pour introduire à la philosophie chez Cicéron, il faut s’attacher d’abord à la question du choix de la langue pour converser et écrire en philosophie, car pour lui c’est capital.

1. Les difficultés

A première vue, Cicéron ne serait pas un philosophe. Pourquoi ?

En voici la première raison. Cicéron se présente comme un « passeur » de philosophie, un amateur fervent qui a suivi jeune des leçons de philosophie, à Rome, à Athènes, qui aime converser de philosophie avec ses amis quand ses travaux font relâche, quand il a besoin de consolation : mais son métier est autre, c’est celui d’orateur. Si ce n’est un philosophe du dimanche, c’est un philosophe de loisir. Quelle philosophie nous transmet-il ? -Celle qui vient tout juste de passer, ou celle qui est présente en son temps. Or, ce premier siècle avant JC est un siècle d’enseignement par le biais d’« écoles » de philosophie distinctes : le stoïcisme, l’épicurisme, et l’Académie. Aussi y a-t-il dans les écrits de Cicéron un passage constant par les enseignements scolaires confrontés, préférés ou non, des uns et des autres : l’approche des questions n’est pas directe ; quand je lis un dialogue de Platon, il questionne ce qu’est la science, ou ce qu’est la vertu, ou ce qu’est l’amitié, ou la justice, etc… directement ! Ou, si je lis l’Organon d’Aristote, celui-ci expose d’emblée ce que sont les catégories, les jugements, les syllogismes, etc, je comprends et j’apprends… Si je lis Cicéron, le propos est toujours indirect  et de la forme : les uns soutiennent ceci, d’autres les réfutent, les uns ont plutôt raison, d’autres plutôt tort sur tel ou tel énoncé ; ou même : je préfère telle école à telle autre. Nous nous trouvons constamment confrontés à l’intermédiaire d’un prisme scolastique comme diffractant l’éclairage des notions de vérité, ou de bien, ou de vertu, etc… Hélas, ici, nous nous trouvons dans la situation de ceux qui enseignent ou qui popularisent une pensée, des pensées. Ou de ceux qui « conversent » de philosophie entre amis. Il y a un saut entre le « dialogue » platonicien et la « conversation » cicéronienne ; malgré quelque chose de commun en apparence, cela n’a rien à voir. La conversation est marquée de culture, elle a lieu entre amis du même « bon » milieu, tandis que le dialogue était une enquête de définition vraie maintenue, non conclue : par moments, avec Socrate, elle était au ras des opinions des sophistes, mais aussi des braves gens voire des jeunes esclaves, questionnés comme les autres.

La seconde raison est donnée par Cicéron lui-même : il avoue son problème majeur est celui de la langue. Philosopher, c’est philosopher en langue grecque ; même après lui, cette tradition se maintiendra : les grands philosophes continueront plus tard, d’enseigner, et d’écrire en grec : Epictète, Marc Aurèle, Plotin, Proclus, etc… Le grec est la « bonne » langue de la philosophie. (Comparons : comme Cicéron a voulu écrire de la philosophie en latin, Descartes, lui, a voulu quitter le latin pour l’écriture en français ; inversement, Leibniz pensant que la bonne langue de la philosophie en son temps était le français, écrivait la philosophie directement en français, avec des mots charmants, qui sont bien les siens comme « l’aperception, la consciosité » etc… ) Cicéron a donc la bravoure d’inaugurer de philosopher en langue latine. Et il ose traduire Platon par exemple, avec hardiesse, avec des réussites, tout en rencontrant forcément des difficultés conceptuelles. Et le lecteur se demande : est-ce que Cicéron me transmet justement le discours philosophique grec ? Quand je lis ses traductions, est-ce que je reçois correctement la pensée de Philon, d’Antiochus, de Zénon, etc… ou quelque chose de sensiblement autre, déformé, quelle que soit la bonne volonté de Cicéron ?