Où est le corps ?
Qu’est-ce qu’un « corps » ? Si nous cherchons à fixer les significations du mot, nous les trouverons, dans l’usage, très liées au mot opposé : « l’âme ». En effet, la base concrète qui a imposé le mot « soma » en grec, le mot « corps » en français, c’est le cadavre, c’est-à-dire cette chose inerte qui reste là, avec sa masse, avec sa rigidité, son immobilité et sa froideur, une fois rendu le dernier souffle : quand ce qui animait cet être est parti. Et donc, à la rigueur, nous entendons toujours concrètement par le mot « corps » l’organisme d’un vivant, considéré comme une chose saisissable, observable, manipulable . Parce que nous avons un corps, quelqu’un peut nous saisir, nous enfermer, nous blesser et tuer ; sa matérialité, sa cernabilité donnent prise sur nous. Et donc du corps on fait des études d’anatomie, de physiologie, de comportement.
Est-ce que le mot « corps » a un usage plus scientifique, au sein de la physique ? A la rigueur, il en a eu un, tant que l’expérimentateur restait dans l’ordre de l’haptique et du visible, à notre échelle. Un corps en général est volontiers défini par son étendue (sa longueur, sa largeur, sa profondeur) et son caractère limité, fini ; par son antitypie, autrement dit sa résistance à la pénétration (plus ou moins forte selon que vous prenez en main une balle de mousse ou une bille d’acier, de la chair ou de l’os), par sa masse, estimée sur terre comme poids, par son inertie aussi dans le mouvement. Et donc on a pu étendre les usages du mot « corps » des cadavres aux vivants, des vivants aux choses.
Aussi les « corps » ne sont pas exactement objets de science. Considérant les corps, les savants avaient déjà écarté de leur essence les qualités sensibles, les couleurs, les poids, la chaleur, le son … dont l’existence tient à celui qui les perçoit, et non pas aux corps eux-mêmes. Ensuite, le physicien dira qu’il étudie les mouvements : i. e. pas les corps comme tels, mais leurs mouvements, par exemple leur chute, ou leur lancer, ou leur rotation ; certains ayant été dits des « mouvements naturels», d’autres des « mouvements violents » (Aristote). De plus, quand la physique a pris une forme moderne, elle a pensé que le corps devrait être saisi mathématiquement : longueur, largeur et profondeur toujours ; un corps est une portion particulière d’étendue ; on l’étudie avec des nombres, des figures, des mouvements (Descartes). L’ennui est qu’un volume géométrique incorporel comme tel ne tombe pas, n’est pas mis en mouvement par des chocs ! Il faudrait que le volume fût « plein » pour être un corps. Ensuite, Galilée a caractérisé tous les corps comme des « graves », autrement dit comme des substances qui ont une tendance vers le bas. Est-ce qu’il décrit là une essence du corps ? Pas vraiment, mais plutôt une relation entre un corps en hauteur et un sol, un mouvement naturel de l’un vers l’autre : et ce qui l’intéresse va être de trouver la loi de la chute, de formuler l’accélération. Plus tard Newton énonce comme loi universelle la gravitation, cette action à distance d’une masse d’un corps sur la masse d’un autre. Et enfin, quand la physique considère la matière dont sont faits les corps, elle se trouve de tout autres objets : les atomes et le vide, les neutrons et les protons, etc… Ce sont les nouveaux objets pour la physique. Ni les qualités sensibles, ni les volumes incorporels, ni la tendance à chuter, ni les atomes n’entrent exactement dans l’appréhension de ce qu’est un corps : aussi la mécanique, la dynamique, … ne s’attardent pas à dire ce qu’est un corps. Ils parlent de forces, de lois, d’ondes, de particules, etc…