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Nous n’en avons pas fini de décliner les crises qui secouent notre monde. La crise est devenue mondiale et constante — au point d’impliquer une crise du concept de crise, puisque notre monde ne connaît jamais plus de dénouement. Notamment, nous vivons une mutation historique profonde qui remet en cause l’ordre de la société moderne parce qu’elle l’affecte dans un de ses « nœuds essentiels » (Bidet, Texier, La crise du travail, p. 5) : une crise du travail.
Il est sans doute paradoxal d’entamer notre réflexion sur le travail par une analyse de sa crise. Mais la crise ici déploie son potentiel critique (krisis/krinein) : c’est en quelque sorte par défaut, que la centralité du travail est alors révélée. La crise du travail juge la centralité du travail. En effet, la crise du travail c’est d’abord et avant tout le mal endémique du chômage dont souffrent toutes les sociétés industrialisées. Autrement dit la centralité sociale du chômage révèle la centralité du travail dans la société moderne. De ce point de vue, le travail constitue le critère de toute société moderne : une société où le travail n’est pas le fondement du lien social (qui est autre chose que la simple activité sociale du travail) n’est pas une société moderne. C’est donc au moment où le travail devient une denrée rare que sa fonction de lien social quasi-universel est pleinement manifestée. Or les effets de cette crise du travail (de la centralité du travail) sont multiples…

Rares sont les notions aussi protéiformes ou équivoques que celle d’interprétation. Cette notion concerne aussi bien les fausses sciences (astrologie, divination, numérologie, etc.) que les savoirs relevant de ce que Carlo Ginzburg appelle le « paradigme indiciaire » (psychanalyse, enquêtes policières, authentifications en matière d’œuvres d’art, etc.). Elle concerne les sciences philologiques, juridiques, historiques ou sociales, l’exégèse religieuse, et, bien sûr, le vaste champ, lui-même très diversifié et même conflictuel, de l’herméneutique. Elle est centrale pour l’ensemble des arts de performance (le théâtre, la rhétorique entendue comme l’art des discours proférés en public, la danse, la musique, le mime, les arts de jonglerie, etc.). Elle est enfin, elle est d’abord, une catégorie de la théorisation spontanée de l’expérience quotidienne : on interprète une mimique, un silence, une attitude, une phrase, et on interprète l’interprétation que l’autre fait (ou que l’on suppose que l’autre fait) de nos propres mimiques, silences, attitudes et phrases. Cette interprétation spontanée et sauvage précède toute interprétation réfléchie et savante, et plus encore toute théorie de l’interprétation. L’homme est un animal qui interprète, qui ne peut pas s’empêcher d’interpréter, comme Nietzsche l’a bien vu.

Par commodité et souvent par hésitation face au massif touffu de certains textes de Dilthey on réduit souvent la contribution épistémologique de ce dernier à deux acquis, bien fragiles d’ailleurs. Le premier aurait été l’invention malheureuse du terme « Geisteswissenschaft » pour définir un domaine du savoir distinct de la métaphysique et des sciences de la nature, les futures sciences humaines et sociales. Le second aurait été, du point de vue gnoséologique, la distinction tranchée entre comprendre (Verstehen) et expliquer (Erklären) : on expliquerait des phénomènes en découvrant leurs déterminations causales ou en les subsumant sous des lois. Si la physique est la langue des sciences de la nature, la psychologie serait celle des sciences morales ou sciences de l’esprit. On comprendrait l’homme qui est avant tout sujet conscient de soi et qui agit de façon sensée, à partir des fins, des valeurs que l’analyse peut reconstituer. Dans un cas l’objet est étranger au sujet, dans le second cas le sujet étudie un autre sujet et ses œuvres. La tentative de fonder les sciences de l’esprit sur la psychologie aurait abouti au psychologisme, qui, avec l’empirisme, est chargé de tous les péchés face au rationalisme dans l’épistémologie moderne. Et c’est ainsi que Dilthey se survit dans la mémoire philosophique collective : la dualité explication/compréhension, le reproche de psychologisme résument sa contribution.

Quelle est la pertinence philosophique de la question du vivant ? Deux positions extrêmes peuvent ici être tenues.
On peut considérer que la philosophie n’a pas compétence pour parler du vivant : l’étude du vivant relève des sciences biologiques (anatomie, physiologie, botanique, écologie, biologie cellulaire…). Plus simplement, le vivant est l’objet de la biologie . « Le vivant » est un concept moderne, pour désigner « l’être vivant » ou le règne des êtres vivants. Sans doute la philosophie a-t-elle toujours parlé de la vie. Mais précisément le vivant n’est pas la vie. La rupture épistémologique des sciences biologiques a constitué à se donner le vivant pour objet en écartant la réflexion sur la vie jugée désormais trop métaphysique. La vie passe pour l’asile de l’ignorance : du moins elle donne lieu à une philosophie non scientifique : le vitalisme (ou ce qui peut lui être apparenté). Il s’agit de comprendre les mécanismes du vivant sans spéculer sur la vie en soi. La vie doit être étudiée dans le vivant et non le vivant déduit de l’idée de vie…

A propos de l’interprétation, trois questions seront successivement examinées :
1- Pourquoi l’interprétation s’impose-t-elle ?
2- Comment s’effectue-t-elle ?
3- Existe-t-il des critères de vérité qui lui soient spécifiques?
La première question cherchera à déterminer ce qui, dans la réalité ou dans son expérience, nous contraint ou nous condamne à en passer par l’interprétation. La détermination de l’origine de cette nécessité supposée oblige à nous interroger sur les limites du concept et de l’activité d’interprétation. Qui interprète et pourquoi ? Suffit-il qu’il y ait signe (c’est-à-dire renvoi par une chose ou par la trace d’une chose à une autre chose absente) pour qu’il y ait aussi, et du même coup, interprétation ? Si oui, elle n’est pas une activité exclusivement humaine car certains animaux peuvent, par exemple, induire d’une odeur, d’un bruit, d’une trace, l’existence non immédiatement perceptible d’une proie ou d’un prédateur. Est-ce un abus de langage d’affirmer qu’ils interprètent des signes ? Et si l’on admet que le simple renvoi par une entité, quelle qu’elle soit, à une autre entité absente, pourvu que ce renvoi fournisse une information non actuellement existante, suffit à constituer l’interprétation, alors le concept et l’activité tendent à se diluer par une extension au moins corrélative au vivant. Dans les processus épigénétiques, est-il abusif d’affirmer que les gènes interprètent les changements de l’environnement ? Où passe la frontière entre la supposée simple transmission d’informations (sans activité du récepteur, sans déperdition durant le transport, sans danger d’erreur de réaction etc.) et l’interprétation « en bonne et due forme » ou, du moins, repérable en tant qu’activité spécifique ? La définition passerait alors par le tracé de limites et de frontières dont il faudrait, alors, légitimer l’autorité.

« L’inconscient n’existe pas ». Tel est l’énoncé qui conclut le dernier chapitre de Généalogie de la psychanalyse . Avec Michel Henry, penser la psychanalyse ne peut que mener à l’affirmation de l’inexistence de l’inconscient.
Toutefois – et pour se prémunir dès le début contre tout faux sens concernant cette affirmation qui peut sembler abrupte – l’inexistence de l’inconscient n’implique pas l’inanité de la psychanalyse. La critique de Henry ne doit en rien être confondue avec celles d’Alain et de Sartre pour qui le concept d’inconscient, tel qu’il est découvert par Freud, n’a aucune portée . À leurs yeux la théorie de Freud – qu’ils prennent à la lettre – refuse un primat de la conscience et consiste bien à mettre en place une prévalence de l’inconscient psychique. C’est elle qui est insuffisante. Pour Henry, et il s’agit bien d’un paradoxe mais dont il faudra rendre raison, le fond de la pensée freudienne est l’affirmation de l’inexistence de l’inconscient. Alors que beaucoup – Freud le premier, mais aussi sa postérité et sa critique, jusque dans les formes les plus violentes de contestation – pensent que la psychanalyse est, à tort ou à raison, une pensée de l’inconscient, Henry, lui, affirme que la plus authentique découverte de Freud est que «L’inconscient n’existe pas ». Cet énoncé – qui ne peut apparaître que comme un paradoxe mais qui possède, dans le cadre de la phénoménologie matérielle, toute sa cohérence – est le résultat de l’ensemble de l’évaluation critique de la psychanalyse menée par Henry.

En choisissant de traiter de l’usage régulateur de l’idée de finalité dans la biologie contemporaine, je m’inscris dans une perspective kantienne, perspective que tracent principalement deux textes : l’Appendice à la Dialectique transcendantale dans la Critique de la raison pure, et la seconde partie de la Critique de la faculté de juger.
Cette inscription kantienne de la problématique impose de se demander dans quelle mesure la biologie peut encore habiter, deux siècles après la troisième Critique, cet espace ouvert par Kant à la réflexion sur le vivant. Cela implique deux questions :
1. Le développement des sciences de la vie a-t-il confirmé ou infirmé le célèbre pronostic formulé au § 75 de la Critique de la faculté de juger ?
2. La biologie contemporaine a-t-elle quelque chose à faire, d’un point de vue heuristique, de l’idée de finalité ?
Par « biologie contemporaine », j’entends la biologie après 1859, date de publication de L’origine des espèces de Darwin. On pourrait me reprocher de m’installer dans un cercle en ne faisant exister mon objet : la biologie, qu’à partir du moment où elle adopte un paradigme intégralement mécaniste, et récuse – avec l’idée de sélection naturelle – tout recours à l’idée de finalité. Je réponds simplement que ce n’est pas moi qui choisis. C’est la biologie elle-même qui annonce 1859 comme la date charnière de la grande révolution, L’origine des espèces définissant le cadre à l’intérieur duquel les biologistes eux-mêmes déclarent pouvoir unifier l’ensemble des connaissances biologiques.
Je me contenterai de décrire la situation qui me semble être au-jourd’hui celle de la biologie vis-à-vis de la finalité, et m’abstiendrai de tout jugement sur le bien-fondé des méthodes utilisées par les biologistes, ainsi que sur les conclusions philosophiques que tirent certains d’entre eux, assez nombreux, de leur travail scientifique.

Pour interroger la notion de « l’intime », je propose trois orientations.
1. La notion de « l’intime » est une façon d’entrer dans la question du « sujet ».
Le concept de « sujet » est d’origine philosophique, mais il n’est pas étranger à la pensée psychanalytique, il lui est même absolument nécessaire.
Le travail que je vous propose sera surtout philosophique ou à l’interface de la philosophie et de la psychanalyse. Il y a eu une époque – je pense, pour donner un exemple, au début des années 60, avec le livre de Ricœur De l’interprétation et le Colloque de Bonneval sur « l’Inconscient », où la philosophie s’expliquait avec la psychanalyse autant que la psychanalyse avec la philosophie. C’est un peu dans cet esprit que je chercherai ce que la notion de l’intime peut apporter à la question du sujet.
2. L’intime ne découvre jamais mieux sa structure que dans les moments où il est menacé ou frappé d’effraction. Cette effraction – ou une de ses formes – est la honte. Je chercherai comment la honte, que je comprendrai comme rupture de réversibilité, peut nous mettre sur la voie de la constitution du sujet
3. La notion de l’intime me paraît avoir un noyau de sens disons relativement invariant. Mais cela n’exclut pas qu’il y ait des différences, selon les époques, quant à la manière dont l’intime se définit et opère dans la vie sociale comme dans la vie psychique. Qu’en est-il aujourd’hui ? Je me demande si certains aspects « panoptiques » du fonctionnement social aujourd’hui, par exemple les « réseaux sociaux » ne viennent pas brouiller les frontières qui délimitaient les domaines du public, du privé, et de l’intime. Si on l’admet, et si on admet aussi qu’il y a, sinon une isomorphie du moins une co-variance entre l’espace social et l’espace psychique, on pourrait tenter d’articuler ce brouillage des frontières dans l’espace social et l’importance prise aujourd’hui par ce que certains ont appelé la ou les pathologies des limites.

Le rapport de signification, semble-t-il, procède du partage de l’être en choses et signes ou, selon le vocabulaire de la Logique de Port Royal, en « idées des choses » et « idées des signes » (ch. IV). Pourtant la diversité des signes – du symptôme au signe arbitraire, en passant par le symbole – vient confondre la distinction de l’être représenté (chose) et de l’être représentant (signe). Il y a des cas où une chose devient signe, successivement figurante et figurée, cachant comme « chose ce qu’elle découvre comme signe » (p. 81). Le savoir humaniste, notamment dans sa forme alchimique, avait admis une analogie universelle des êtres, tour à tour choses ou signes, signifiés et signifiants, signes d’autres signes. La nature y était conçue comme un livre où tout se tient par le jeu des signes. Les choses s’entre-signifient, par ressemblance et sympathie généralisées. Mais loin de fixer la connaissance, cette « doctrine des signatures » succombe au « démon de la sémiosis hermétique » (U. Eco, Les limites de l’interprétation, p. 86) et condamne le langage et le savoir à l’incertitude. Aucune ressemblance n’est fixée puisque la justification de la moindre analogie exigerait de parcourir le monde entier (cf. M. Foucault, Les mots et les choses, p. 45). Plus radicalement, si tout est signe, si l’idée de signe est co-extensive à l’idée d’être, si donc la signification précède et déborde la vérité, alors il faut reconnaître dans l’interprétation un phénomène absolument premier et universel, potentiellement sans limites. L’interprétation dans son illimitation ne fait que traduire l’ouverture symbolique de l’être sur l’être. Mais la signification implique-t-elle l’interprétation et l’interprétation l’illimitation ? Limiter l’interprétation est-ce supprimer l’équivocité foncière du langage en soumettant la richesse du sens à la logique de la vérité, ou bien, assurer la compréhension en déterminant la signification, là où les signes sont animés d’une « structure intentionnelle de second degré » (Ricœur, De l’interprétation, p. 22) ? Comment donc interpréter l’idée de limites de l’interprétation ?

On aimerait commencer par dire de l’interprétation ce qu’Aristote a si souvent affirmé de l’être dans ses écrits de métaphysique : pollachôs legetai, elle se prend en plusieurs acceptions. Même si une analyse philosophique ne remplit sa tâche que si elle cherche à cerner un foyer unitaire de signification, elle ne peut y parvenir, comme le démontre encore une fois l’exemple d’Aristote, qu’en faisant d’abord ressortir l’ampleur de ses manifestations possibles. Dans quels contextes et de quelle manière parle-t-on d’interprétation ?