Le temps raconté, au prisme de l’anthropologie philosophique de Paul Ricœur
Il n’y a peut-être pas d’occupation qui nous soit aussi familière que celle de raconter.
« Alors, raconte ! », nous demande l’ami dont nous avions été séparé quelques années, quelques mois ou quelques heures. L’impératif est superflu : nous l’aurions fait de toute façon. Nos actions, nos passions, nos rencontres, tout enfin nous en fournit le motif ou l’occasion. C’est à croire que la vie même demande récit. Mais pourquoi ? Paul Ricœur répond pour une part essentielle à cette question lorsqu’il remarque que le patient qui s’adresse au psychanalyste, le fait dans l’espoir que sa vie devienne à la fois plus supportable et plus intelligible . C’est la souffrance, alors, qui demande récit. Dans son livre, Paroles suffoquées, Sarah Kofman dit comment ceux qui sont revenus d’Auschwitz n’avaient de cesse de raconter, raconter sans fin, « comme si seul un [récit] infini était à la mesure du dénuement infini » . Primo Lévi le confirme : « le besoin de raconter […] avait acquis chez nous, avant comme après notre libération, la force d’une impulsion immédiate, aussi impérieuse que les autres besoins élémentaires » . Ricœur en est bien d’accord : « toute l’histoire de la souffrance […] appelle récit » .
Mais quelle est alors la fonction du récit ? De mettre de l’ordre ? de donner un sens ? de partager une expérience ? Une autre réponse est suggérée par le titre du livre de Thierry Hentsch, Raconter et mourir : nous racontons pour ne pas mourir – enfin, pour ne pas mourir tout à fait… Comment ne pas songer ici à l’antique représentation du temps comme un dieu qui dévore ses propres enfants ? Le récit est peut-être le meilleur moyen qu’ont trouvé ceux-ci d’échapper à sa voracité.