Le langage et la parole. Commentaire d’un texte de Merleau-Ponty

« La parole n’est pas le “signe” de la pensée, si l’on entend par-là un phénomène qui en annonce un autre comme la fumée annonce le feu. La parole et la pensée n’admettraient cette relation extérieure que si elles étaient l’une et l’autre thématiquement données ; en réalité elles sont enveloppées l’une dans l’autre, le sens est pris dans la parole et la parole dans l’existence extérieure du sens.

« Nous ne pourrons pas davantage admettre, comme on le fait d’ordinaire, que la parole soit un simple moyen de fixation, ou encore l’enveloppe et le vêtement de la pensée. Pourquoi serait-il plus aisé de se rappeler des mots ou des phrases que de se rappeler des pensées, si les prétendues images verbales ont besoin d’être reconstruites à chaque fois ? Et pourquoi la pensée chercherait-elle à se doubler ou à se revêtir d’une suite de vociférations, si elles ne portaient et ne contenaient en elles-mêmes leur sens ? Les mots ne peuvent être les “forteresses de la pensée” et la pensée ne peut chercher l’expression que si les paroles sont par elles-mêmes un texte compréhensible et si la parole possède une puissance de signification qui lui soit propre.

Marx et la reconnaissance : des Manuscrits de 1844 au Capital

Dans la mesure où le paradigme de la reconnaissance a été conçu par Honneth comme un moyen de renouveler la théorie critique tout en renouant avec ses sources hégélo-marxiennes, il n’est pas étonnant que différents auteurs aient cherché ces dernières années à reconstruire une théorie marxienne de la reconnaissance (Quante, Brudney et Chitty) et qu’ils aient cherché chez Marx une autre manière d’actualiser la théorie hégélienne de la reconnaissance que celle proposée par Honneth. Ces auteurs ont contribué à faire prendre conscience du fait que la théorie marxienne, qui ne fait certes pas du concept de reconnaissance l’un de ces concepts centraux, croise cependant la question de la reconnaissance de différentes manières, et est plus riche à cet égard que l’on aurait pu croire. Cependant, la démarche de ces auteurs semble problématique, et cela pour deux raisons principales : premièrement, Marx aborde la question de la reconnaissance dans le cadre de trois problématiques, hétérogènes les unes aux autres, qui sont difficilement unifiables en une théorie, fut-ce par reconstruction ; deuxièmement, certaines de ces problématiques sont incompatibles aussi bien avec le sens et la fonction théorique que Hegel donnait au concept de reconnaissance qu’avec les présupposés partagés dans la plupart des débats contemporains sur le reconnaissance. Cela ne signifie pas que pour les discussions contemporaines sur la reconnaissance, un détour par Marx soit dénué d’intérêt. Au contraire, le fait que l’approche marxienne de la reconnaissance soit parfois en décalage avec le cadre hégélien et avec les présuppositions des débats contemporains peut permettre d’identifier certains points aveugles et inviter à déplacer la discussion vers de nouveaux objets.

Les Manuscrits de 1844 et les « Notes sur James Mill » relèvent d’une première problématique. La question de la reconnaissance y est abordée dans un cadre théorique feuerbachien et hessien plutôt qu’hégélien, qui est totalement hétérogène aux débats contemporains. Ce n’est pas le cas d’une deuxième problématique, celle du pouvoir pratique de l’expérience de l’humiliation, récurrente de 1843 jusqu’à la maturité, qui semble plus directement inspirée de problématiques hégéliennes et qui rencontre certains des thèmes fondamentaux des discussions contemporaines. Une troisième problématique relève des remarques relatives aux rôles sociaux comme masques et personnifications de rapports économiques dans Le Capital.

Science ou puissance humaine ? Descartes et Bacon

Francis Bacon (1561-1626) est le contemporain, à trois ans près, de Galilée, et non tout à fait de Descartes. A la naissance de celui-ci, en 1596, Bacon a déjà trente cinq ans. L’ambition commune de fonder à neuf la connaissance de la nature et de réformer la philosophie permet de rapprocher les deux philosophes comme ce fut déjà la tentation de leurs contemporains et d’un nombre certain de leurs successeurs.

Ce qui frappe au premier coup d’œil dans les écrits de Bacon, lorsqu’on en prend connaissance pour la première fois, c’est l’opposition véhémente du philosophe anglais d’abord à la philosophie grecque et, plus généralement, à tout ce qui s’est écrit avant lui. Rien ne résume mieux sa position à l’endroit des Grecs que ce propos : « l’invention des choses doit se prendre de la lumière de la nature, et non se reprendre des ténèbres de l’Antiquité » (Novum Organum, I, § 122). Si Bacon reconnaît que « les sciences dont nous disposons nous sont d’une manière générale venues des Grecs », il ajoute aussitôt que « leurs doctrines furent principalement des discours de vieillards oisifs à des jeunes gens ignorants » (Novum Organum, § 71), justifiant ce jugement à l’emporte-pièce par le verdict selon lequel « leur sagesse est toute en mots et stérile en œuvres »…

La décomposition de la pensée et l’effort biranien

On se propose ici de donner quelques éléments doctrinaux afin de comprendre le rapport complexe de Biran à l’égard de Condillac et des figures tutélaires de l’Idéologie, Cabanis et Destutt de Tracy. Sans l’idéologie, la pensée biranienne de l’effort n’aurait pas été possible – mais, sans une critique des présupposés de l’idéologie, la fondation de ce que Biran appellera plus tard la psychologie n’aurait pas non plus été possible. Le Mémoire sur la décomposition de la pensée dans sa version couronnée (1804) nous fait changer d’univers tant au niveau de la forme que du contenu : du point de vue du style ce n’est pas être injurieux que de faire remarquer le contraste entre la clarté, la limpidité de l’écriture de Condillac, des idéologistes et la phrase biranienne enchevêtrée, parfois tortueuse. Biran fait le choix de la complexité contrairement aux idéologistes qui partagent le préjugé condillacien selon lequel l’évidence, si elle n’est plus de nature intellectuelle comme le croyait Descartes, s’enracine dans la simplicité et s’exprime dans une langue compréhensible pour tous. Avec Biran la langue philosophique redevient technique, bien avant la greffe de l’idéalisme allemand sur la philosophie française opérée par Cousin. Pour ce qui est du contenu il serait vain de chercher à faire du Mémoire de 1804 une anticipation de la pensée biranienne ultérieure, on a affaire à une œuvre de transition où le dialogue critique avec Condillac et les représentants de l’idéologie est omniprésent.

La négation chez Hegel

Dans un passage célèbre de son David Hume (1787) Jacobi évoque le souvenir que lui a laissé la lecture de l’analyse kantienne de l’existence dans l’écrit précritique de 1763, L’unique fondement possible d’une démonstration de l’existence de Dieu. La découverte de l’irréductibilité de l’existence l’a ravi au point de lui donner de « violents battements de cœur » comme Malebranche devant le Traité de l’homme de Descartes. Pour un penseur comme Jacobi faisant de l’existence l’objet d’une révélation antérieure et supérieure à toute conceptualisation, il fallait bien pour ainsi dire une révélation personnelle susceptible de l’éclairer dans sa démarche philosophique. Même si Jacobi n’épargne pas ses critiques à l’idéalisme de Kant contraire à la croyance en la réalité qu’implique une telle révélation, le ton est donné. La positivité de l’existence devient un thème omniprésent dans la séquence philosophique qui s’ouvre immédiatement après Kant et ce n’est pas le moindre des paradoxes que la montée en puissance de l’idéalisme allemand s’accompagne d’une attention extrême à l’existence dans son surgissement, aux structures eidétiques et ontologiques de la facticité. Quelques décennies plus tard cette promesse de veiller à la positivité de l’existence a été trahie : qu’il s’agisse de Schopenhauer, tordant le transcendantalisme kantien en confondant l’apparition et l’apparence (le monde phénoménal étant le voile de Maya) ou de Friedrich Schlegel, faisant du système hégélien une divinisation de l’esprit de négation, c’est la part méphistophélique, négatrice, qui semble l’avoir emporté sur la part faustienne, affirmatrice, accueillante à l’être. Certes les choses ne sont pas aussi tranchées : la plupart des critiques de Kant avaient déjà souligné la dimension destructrice de la philosophie critique, travail de sape de la métaphysique traditionnelle, voire de la morale par son rationalisme radical et son apparent subjectivisme. Et Jacobi lui-même ne manquera pas, comme on l’a dit, de faire chorus en faisant de l’idéalisme un nihilisme qui s’ignore.

On se propose ici de montrer comment la séquence ouverte par Kant permet de comprendre cette caractéristique de la pensée idéaliste qui pose l’être comme indépendant de la pensée (positivité) tout en donnant un nouveau sens à la négation qui n’est ni logique (contradiction) ni ontologique (le néant).

Raymond Ruyer, Néo-finalisme

C’est dans la Bibliothèque de Philosophie Contemporaine fondée par Félix Alcan que le Néo-finalisme de Raymond Ruyer a été publié par les PUF en 1952, à l’intérieur de la section « Logique et Philosophie des Sciences » dirigée par Gaston Bachelard, mais il a été réédité chez le même éditeur en 2012 dans la nouvelle collection « MétaphysiqueS ». La différence entre une collection de philosophie des sciences et une collection de métaphysique indique une véritable ambiguïté du livre. Dès son titre il affiche une position expresse dans l’éternel débat entre mécanicisme et organicisme en philosophie de la biologie : le finalisme est une forme d’organicisme ou de vitalisme. Et certains des derniers chapitres de l’ouvrage, comme « Le néo-Darwinisme et la génétique » (XVII) ou « Le psycho-Lamarckisme » (XIX), semblent, au moins à première vue, se cantonner modestement à ce débat savant. Mais la « philosophie de la biologie », en tant que branche de la Philosophie des Sciences, n’est au mieux que l’ontologie régionale de la biosphère. Et la technicité à laquelle s’astreint Ruyer dans ces chapitres les a, du même coup, rendus tributaires de l’état du problème à l’époque. Cette lourde technicité un peu datée, bien que localisée à ces brefs chapitres, risquerait d’offusquer une lecture adaptée du livre si elle était prise comme étiage. Heureusement, la réédition dans la collection « MétaphysiqueS » indique le véritable registre de l’ouvrage pris comme un tout dans son architecture : c’est le livre où Ruyer a exposé sous sa forme la plus systématique mais aussi la plus originale sa Métaphysique. Sur ce registre, il faut même ajouter qu’il n’admet qu’un seul terme de comparaison, à savoir le Process and Reality de Whitehead, seul autre ouvrage du XXe siècle à contenir à la fois une métaphysique évolutionniste et une théologie naturelle au diapason, par ailleurs aussi chef d’œuvre en mal de reconnaissance ayant trouvé en Ruyer un des rares auteurs à lui rendre justice.

Epicure et l’analyse quantique de la réalité

L’intuition fondamentale d’Epicure, dans l’analyse du réel, est l’intuition quantique. Cela signifie, avant tout, que la continuité dans la nature n’est que l’apparence. Le fond des choses est la discontinuité, la discrétion. Une sorte de tache blanche immobile sur le vert de la colline se résout, à l’approche en l’ensemble des agneaux d’un troupeau . Tout ce qui semble continu et indéfiniment divisible n’est, pour une analyse exacte, que totalité additive, quantité déterminée, quantum. Tout être est corps, et tout corps est un ensemble d’Uns exclusifs, d’atomes – c’est-à-dire d’un nombre déterminé d’atomes. Certes, le tout, l’univers sont infinis ; mais l’univers n’a aucune réalité propre en tant qu’univers, il n’est que l’ensemble additif des corps qui le composent ; et le tout n’est que la somme des parties : il n’y a rien de plus dans le tout que dans les parties – et c’est pourquoi il suffit de connaître la partie pour connaître le tout. L’infinité de l’univers n’est que répétition à l’infini de la finité. Aussi loin que l’on aille, il n’y a que la finité. Enfin la structure des causes et des effets dans la nature est purement quantique : émission du rayonnement par quantas discontinus, structure quantique de la lumière et des émanations de toute sorte, etc .

S’il y a une évidente parenté entre l’intuition continuiste de la nature et l’esprit de l’analyse infinitésimale, il n’y en a aucune, au contraire, entre celui-ci et la quantification épicurienne, sinon, bien sûr, l’esprit même de l’analyse, c’est-à-dire de la décomposition. Les quantités infiniment petites ne sont pas telles, rappelons-le, parce qu’on les regarderait comme très petites, mais parce qu’on les considère comme pouvant devenir toujours plus petites, c’est-à-dire comme décroissant continuellement jusqu’à devenir aussi petites que l’on veut. Or la notion de minimum dans l’épicurisme, c’est-à-dire d’une quantité telle qu’aucune quantité plus petite ne peut ni être ni être pensée, rend la supposition d’une quantité continuellement et infiniment décroissante irréelle et fausse. De plus – et cela est impliqué dans ce qui précède – la nature des quantités infiniment petites est d’être toujours variables. Or, selon Epicure, les éléments constituants de toutes choses sont nécessairement invariables : sinon la nature n’aurait pas de quoi résister toujours à la puissance désagrégeante du temps.

« Accident d’accidents » : Epicure ou le temps maîtrisé

… Pour les éthiques philosophiques anciennes, le temps, en tant qu’il nous échappe mais que nous ne lui échappons pas, constitue un défi par excellence : il met à l’épreuve la sagesse du philosophe, car il semble la source du hasard et de la contingence, le pourvoyeur des souffrances et des malheurs. Quand, en réaction à de telles représentations, certains ont voulu voir à l’œuvre au sein du temps la nécessité, force leur a été d’admettre que cette nécessité n’apparaissait que rétrospectivement, qu’elle nous échappait largement, et que ce que nous en appréhendions était avant tout celle de notre disparition, et plus généralement celle de la finitude de toutes choses devenues. Bref, quelles que soient les approches théoriques adoptées selon les Ecoles, l’idéal antique de sagesse a dû se colleter très puissamment avec le temps, qui semblait être un vecteur de désagrégation et de mort, et plus généralement de mal … De fait, le désir d’immortalité célébré par Platon, également reconnu par Aristote, et soutenu d’après eux par la présence en nous d’un principe immortel (l’âme, et plus précisément l’intellect), est là pour l’attester.

Epicure, pour sa part, est allé très loin dans la représentation de la finitude de toutes choses : il assume sans restriction l’idée de la disparition de toutes choses devenues, des êtres mais aussi bien des mondes, puisque selon lui il y a des mondes, coexistants, successifs, tous surgis à un moment et promis à la disparition, issus du Tout illimité et y retournant. Perspective désespérante ? Remarquons toutefois que l’astro-physique contemporaine ne nous amène à penser rien d’autre concernant notre monde, c’est-à-dire notre système solaire, et l’ensemble des mondes-systèmes solaires constitués dans l’Univers. En d’autres termes, la représentation que se fait Épicure du devenir cosmique est aussi proche que possible de la nôtre. Pour notre part, nous ne sommes pas désespérés par cette promesse de destruction totale, parce qu’elle paraît valoir sur la longue durée, et Épicure pour sa part devait penser quelque chose d’approchant.

Explication intégrale de la première partie des Passions de l’âme

Le Traité des Passions est un ouvrage né d’une amitié entre un philosophe et une Princesse. Sans l’insistance de cette dernière, à travers leur correspondance, jamais peut-être cet ouvrage n’aurait vu le jour. Sans la sollicitation d’Elizabeth, “bientôt relayée par la reine Christine”, Descartes ne se serait probablement jamais expliqué sur les passions. Ce qui ne laisse pas d’être étonnant. Car les passions n’ont jamais cessé d’être un problème philosophique de première importance. La question des passions s’impose au moins à la réflexion éthique. Or Descartes avoue en mai 1646 ne l’avoir “jamais ci-devant étudiée”, même si les premières notations concernant les passions remontent aux années 1618-19, avec en particulier le début du Compendium musicæ, la deuxième note des Experimenta. C’est bien sous la pression des objections de la princesse Elisabeth à ses prescriptions médico-morales que Descartes compose un “premier crayon”.

Commentaire des Méditations métaphysiques

Au moment où il achève de rédiger ses Méditations, Descartes écrit à Mersenne dans une lettre du 11 novembre 1640 : « je n’y ai point mis de titre, mais il me semble que le plus propre sera Renati Descartes Meditationes de prima Philosophia ; car je ne traite point en particulier de Dieu et de l’âme, mais en général de toutes les premières choses que l’on peut connaître en philosophant » (Alquié, II, p. 277).

Dans la lettre-préface à l’édition française des Principes de la philosophie, Descartes explique que la philosophie est « une parfaite connaissance de toutes les choses que l’homme peut savoir » et « qu’afin que cette connaissance soit telle, il est nécessaire qu’elle soit déduite des premières causes, en sorte que pour étudier à l’acquérir, il faut commencer par la recherche de ces premières causes, c’est-à-dire des principes ; et que ces principes doivent avoir deux conditions : l’une qu’ils soient si clairs et évidents que l’esprit humain ne puisse douter de leur vérité, lorsqu’il s’applique avec attention à les considérer ; l’autre, que ce soit d’eux que dépend la connaissance des autres choses, en sorte qu’ils puissent être connus sans elles, mais non pas réciproquement elles sans eux… » (Alquié III, p. 770).

La question de la métaphysique n’a pas, du moins en sa forme, changé : il s’agit des causes premières et des principes premiers. Cependant on relève deux inflexions :

1/ Le principe que cherche Descartes, c’est un être dont l’ existence nous soit plus connue qu’aucune autre. Voir A Clerselier, juin ou juillet 1646, Alquié, III, 659

2/ La notion d’ordre est particulièrement accentuée : pour parvenir à une parfaite connaissance de toutes les choses que l’homme peut savoir, nous devons présenter nos pensées en une série ordonnée, fondée sur des principes évidents ; sont principes les pensées qui sont à la fois indubitablement vraies et causes de toutes les connaissances qui s’enchaînent à partir d’elles.