La voie du corps. Voyage au pays du soleil levant
Je suis mon corps.
Que se passe-t-il quand, à la question : « Qui suis-je ? » le sujet répond : « je suis un corps, ce corps-ci, mon corps » ? Et qu’il ne répond plus, comme avant : je suis celui qui dit « je » : ce sujet qui perçoit, agit et parle, ce sujet métaphysique, qui parle depuis son corps, avec lui, sans doute, mais ne saurait s’identifier à lui ! Le sujet alors se retrouve double : d’un côté il se sait nécessairement être cette voix intérieure, qui dès qu’il est éveillé, consciemment se parle, se dit certaines choses ; et parfois les exprime à haute voix, s’adresse à d’autres, et parfois écrit ; et d’un autre côté, il constate qu’il est un corps, du sommet du crâne aux pieds. Dira-t-il : mon corps est une « enveloppe » en laquelle, telle une lettre, mon âme est glissée ? Un vêtement que j’ai enfilé et dont je puis me défaire ? Ou dira-t-il : même ce que j’appelle mon « moi », mon « âme » ne vivrait pas sans ce corps, os et muscles, souffle et sang, cœur et cerveau, sans organes et sans peau : alors si tout cela vit, ne devrais-je point en prendre soin ? N’est-il pas le plus important ? Peut-être, ensuite, dois-je le transformer petit à petit en mieux ? L’élever comme on élève une plante ? Le cultiver comme on cultive un champ ? Le dompter comme on dompte un cheval sauvage ? L’éduquer comme on éduque un enfant ? Et si je le considérais dans sa débilité native, je voudrais accroître sa force, sa vigueur, sa puissance active, afin de mieux marcher, courir, nager, grimper, sauter, lancer, et que sais-je ? A fortifier mon corps, ne vais-je pas accroître mes actions possibles, soutenir ma vitalité, penser autrement et davantage, plus sainement ? Ou ne risquerais-je pas au contraire de moins en moins bien penser, trop envahi que je serais par un régime alimentaire, par un entraînement qui mangeraient mon temps et me laisseraient épuisé et vide au dedans ? Et, en même temps, je pense à cela aussi : à fortifier mon corps ; comment le désir va-t-il se modifier, changer de voies de circulation et d’échange ? Est-ce que je ne suis pas en train de laisser croître en moi un désir de moi-même comme autre : plus musclé, plus droit, plus sportif, plus « beau » si l’image de mon corps en « discobole » devient mon objet fantasmé de désir, si j’espère me construire un corps parfait, et que ce soit mon nouveau but ? Si Narcisse était beau sans le savoir, je pourrais devenir beau en le voulant ! Est-ce que, devenant de plus en plus musclé et puissant, je ne serais pas un meilleur sujet pour mon désir de l’autre, mais aussi un meilleur objet du désir de l’autre : un éphèbe, un dieu du stade, un Apollon… ? Je pourrais alors me taire : mon corps parlerait pour moi, n’est-ce pas ! Ne tendrait-il pas vers l’idéal ? On connaît les suites possibles de ce désir de soi comme corps poussé à la perfection : la pratique de la gymnastique et des sports, la pratique de la musculation et du « body-building », la chirurgie esthétique, parfois la prise de certains produits énergisants, supprimant la sensation de fatigue pour pouvoir réussir mieux, etc… La question qui se pose n’est pas engendrée par celle de se donner comme but un corps sain, bien sûr : mais elle découle du passage à l’excès, qui se marque à un moment donné par la montée des dangers, par l’atteinte des limites ; des claquages musculaires, des accidents, des chutes, des effets secondaires des drogues prises, etc., peuvent tôt avertir d’une fragilité précoce, d’une usure anormale du corps lui-même. Un très grand sportif peut devoir se retirer encore bien jeune des compétitions. Il faut se méfier, car là où le désir s’impose, sa volonté de plus et plus encore se précise et rend fou. D’autant plus s’il y a derrière une organisation sportive, des entraîneurs, des jeux olympiques, etc… : tout un système exigeant, visant les performances.