L’origine du langage
On ne peut aborder le problème de l’origine du langage qu’à la condition d’être attentif au fait que tous les problèmes touchant le langage conduisent finalement à des problèmes de compréhension (Probleme des Verstehens). Car comprendre et se faire comprendre sont comme le principe vital du langage, comme la condition nécessaire, en tout cas, pour qu’un langage fonctionne. Comprendre, c’est ici prendre véritablement appui sur la vie du langage, et non pas faire jouer de simples processus mécaniques. Bien au contraire, cette compréhension est faite de mille nuances, différenciées à l’infini, selon des modes et des degrés d’intensité: elle s’étend, par exemple, de la compréhension rudimentaire et extérieure d’une langue étrangère, apprise avec peine, à la compréhension de toutes les nuances de la langue maternelle; elle va de la seule compréhension des mots à celle, toute d’intensité, qui nous fait revivre (nachfühlen) la langue exactement comme un grand acteur vit et fait vivre le texte d’un chef-d’œuvre poétique, à tel point qu’il communique à tous les auditeurs ou à tous les spectateurs l’intimité de sa compréhension vécue.
Finalement le problème de l’origine du langage coïncide toujours avec celui de l’origine de l’humanité; la définition grecque de l’homme l’affirme déjà: zoon logon échon, l’être vivant qui possède le « logos », la « parole » (Rede). La parole est donc ce qui constitue essentiellement l’homme, ce qui fait de l’homme ce qu’il est.
La même thèse peut aussi être établie d’un point de vue pragmatico-historique: en effet tous les biens que l’humanité a acquis au cours de son histoire se laissent considérer et traiter comme des inventions humaines, comme quelque chose que l’homme (ou les hommes vivant en société) ont « tiré de leur pensée », tandis que le langage — comme condition de possibilité de chacune de ces inventions — ne peut pas lui-même être une telle invention; il est présupposé par toutes ces inventions, précisément comme condition de leur possibilité.
Le langage dépasse donc, « transcende » les autres fonctions et les autres activités spécifiquement humaines, et cela non seulement d’un point de vue historique et effectif (comme leur présupposé historique), mais surtout par le fait qu’il ne peut pas être compris à la manière de ces autres fonctions ou activités. Et c’est beaucoup plus important encore.
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